Pour le renseignement militaire français, la guerre en Ukraine pourrait se prolonger en 2024, voire en 2025

En mars 2022, le général Éric Vidaud, alors « patron » de Direction du renseignement militaire [DRM] depuis seulement quelques mois, a été mis sur la touche parce qu’il fut reproché à son service de ne pas avoir anticipé l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Du moins, c’était ce que l’on pouvait en déduire d’après les propos tenus par le général Thierry Burkhard, le chef d’état-major des armées [CEMA] dans les pages du quotidien Le Monde.

« Les Américains disaient que les Russes allaient attaquer, ils avaient raison. Nos services pensaient plutôt que la conquête de l’Ukraine aurait un coût monstrueux et que les Russes avaient d’autres options », avait-il en effet déclaré.

Cependant, son travail consistant essentiellement à collecter des informations d’intérêt militaire, il ne revient pas à la DRM d’évaluer des intentions politique. En revanche, ce rôle revient à la Direction générale de la sécurité extérieure [DGSE]. Celle-ci est-elle aussi passé à côté? Dans un récent entretien paru dans un hors série de l’hebdomadaire Le Point, son directeur, Bernard Émié, a tenu à remettre les choses au clair.

« Nous avons détecté les mêmes mouvements de troupes russes que nos alliés. Si nous avons pu différer dans nos analyses, nous avions le même degré d’information. La seule différence tient au traitement qui a été fait de ces renseignements. Nous étions encore dans une phase de négociation et de dialogue [avec la Russie, ndlr]. La CIA a choisi de divulguer au grand public ses renseignements dans l’espoir de dissuader Moscou de passer à l’action. Nous avons gardé ces éléments secrets car nous ne voulions pas dévoiler nos méthodes de collecte. Ce silence de notre part a conduit un certain nombre de médias à imaginer que nous ne savions pas. Ce qui est faux », a expliqué M. Émié.

Quoi qu’il en soit, si l’on peut arriver à « anticiper » le début d’une guerre, il est en revanche beaucoup plus compliqué d’en prédire la fin, d’autant plus que la vérité du jour risque d’être démentie le lendemain et que les buts de chaque camp évoluent au gré de la situation. En tout cas, pour le général Jacques Langlade de Montgros, l’actuel directeur du renseignement militaire, et malgré la contre-offensive lancée par Kiev, il n’est pas impossible que le conflit ukrainien se prolonge en 2024, voire en 2025. C’est en effet l’estimation qu’il a livrée lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le 12 juillet.

Plusieurs éléments viennent appuyer l’estimation du DRM. D’abord, a-t-il relevé, « ce conflit est une guerre d’usure s’inscrivant résolument dans le temps long » et les deux belligérants « se sont organisés en conséquence ». En outre, leurs forces armées respectives n’ont plus le même visage qu’en février 2022, compte tenu des pertes qu’elles sont subies et de l’évolution de leurs tactiques et des équipements qu’elles ont engagés.

« Chaque belligérant s’adapte en permanence. La façon dont combattaient les Russes et les Ukrainiens le 24 février 2022 n’a rien à voir avec la façon dont ils combattent aujourd’hui, ni avec leur façon d’utiliser leurs capacités, qui au demeurant ont été renouvelées voire modernisées et surtout adaptées », a en effet souligné le général Langlade de Montgros.

Par ailleurs, les deux camps présentent des faiblesses que ne parviennent pas toujours à compenser leurs points forts.

Ainsi, la Russie a réussi sa mobilisation « partielle » décrétée en septembre 2022. Celle-ci a « produit ses effets et les objectifs quantitatifs visés ont été recrutés. Ils ont même été dépassés, au travers d’une régénération rampante des forces armées russes pour faire face aux pertes qu’elles subissent », a indiqué le DRM. Et cela donne à ses forces armées une masse dont leurs homologues ukrainiennes ne peuvent pas se prévaloir.

D’ailleurs, à ce propos, il a relevé que les « blessures physiques et surtout psychiques des deux armées, singulièrement en Ukraine, où la proportion de combattants par rapport à la population globale est plus importante qu’en Russie, seront un sujet structurel pour la société ukrainienne de demain ».

Cela étant, outre sa profondeur stratégique, à laquelle contribue l’Iran [et peut-être, demain, la Chine et la Corée du Nord, ndlr], Moscou a aussi une supériorité numérique en matière d’équipements, notamment dans le domaine de l’artillerie. « Ceux-ci sont toutefois de faible niveau technologique, en raison notamment des sanctions prises depuis un an et demi. La Russie compense en partie cette faiblesse par ses stocks stratégiques historiques, ainsi que par l’adaptation de sa base industrielle et technologique de défense », a avancé le général Langlade de Montgros.

Quant à l’Ukraine, sa « profondeur stratégique » repose sur ses partenaires de l’Otan, lesquels lui livrent des équipements dont la technologie permet de compenser la supériorité numérique russe. Mais le DRM y met deux bémols : leur efficacité est amoindrie par des durées de formation trop courtes [ce qui empêche les soldats ukrainiens de les utiliser à pleine capacité] et leur diversité complique leur maintien en condition opérationnelle ainsi que leur régénération. Cependant, les forces ukrainiennes bénéficient d’un moral élevé et d’un fort soutien de la population.

Une autre raison qui laisse augurer une poursuite de la guerre dans les mois, voire les années, à venir est l’absence de « game changer », c’est à dire d’armes [conventionnelles] susceptibles « d’inverser le cours de la guerre du jour au lendemain ». Et cela pose la question du succès de la contre-offensive ukrainienne, lancée en juin.

Pour le moment, celle-ci a permis à Kiev d’enregister des gains territoriaux limités dans les régions de Bakhmout et de Donetsk ainsi que dans le sud-est de Zaporijjia. Mais elle n’a pas encore donné lieu à une percée du dispositif russe.

« La contre-offensive ukrainienne n’a pas bénéficié d’un effet de surprise, pour deux raisons : elle a été précédée d’une importante communication stratégique et les Russes se sont réorganisés sur la ligne de front issue de l’offensive de l’automne dernier et ont eu neuf mois pour préparer un dispositif défensif dans la profondeur très structuré, que les Ukrainiens ont du mal à percer », a détaillé le DRM. Et d’ajouter : « Elle contribue à l’usure des deux belligérants. »

Qui plus est, la ligne de front étant longue de 900 km, les forces ukrainiennes s’exposent à des contre-attaques de leur adversaire russe, celui-ci étant actuellement en train de « produire […] un effort au nord, dans la région de Koupiansk, à proximité de la frontière ».

« Tout au long de l’été, des capacités de saisie d’opportunité émergeront d’un côté comme de l’autre. Lorsque l’on lance une offensive comme le font les Ukrainiens, il faut concentrer les efforts sur des points particuliers de la ligne de front pour maximiser les effets produits, ce qui peut affaiblir d’autres secteurs du front, donc créer des opportunités pour la partie adverse », a en effet développé le général Langlade de Montgros.

Aussi, avec la perspective de « raspoutitsa » d’automne, « l’hypothèse d’un statu quo de la ligne de front est plus probable que celle d’une percée ou d’un effondrement de l’un des deux belligérants, tant ils sont usés et tant la guerre s’inscrit dans le temps long ainsi que dans une profondeur stratégique structurée des deux côtés », a-t-il estimé.

Cependant, la guerre pourrrait prendre fin si, et selon le modèle clausewitzien, le centre de gravité de l’un des belligérants venait à céder.

« Le centre de gravité, pour l’Ukraine, est probablement la cohésion de l’alliance occidentale. Si elle se fragilise, si le soutien se fait plus hétérogène ou plus contesté dans certains pays, cela ne facilitera pas le travail des Ukrainiens à court terme et fragilisera globalement leurs chances d’atteindre leurs objectifs. Côté russe, le centre de gravité est probablement la solidité du système poutinien. Si celui-ci venait à s’effondrer, nous assisterions sans doute à une déliquescence rapide de l’appareil militaire russe », a en effet résumé le DRM.

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