Le Sénat a voté la création d’un livret d’épargne « souveraineté » pour soutenir l’industrie de la défense

Cela fait un moment que l’idée de recourir à l’épargne populaire pour financer les programmes d’armements est sur la table. En effet, elle avait été avancée par Vincent Hélin, président du Forum Hippocampe, dans les pages de la revue spécialisée DSI [n°92, mai 2013]. Celui-ci avait ainsi proposé la création d’un « Plan d’Acquision Défense » dont le fonctionnement, calqué, grosso modo, sur celui du Livret A, aurait facilité le renouvellement des équipements des forces françaises.

Ce concept fut repris en novembre 2017 sous le nom de « Socle Défense » par l’amiral Pierre-François Forrissier [ex-chef d’état-major de la Marine nationale], le général Jean-Claude Paloméros [ex-chef d’état-major de l’armée de l’Air] et Fabrice Wolf, alors consultant « Défense et Innovation » et désormais directeur du site Meta Défense. À l’époque, ils avaient proposé la création d’un « Plan d’Épargne Défense Avenir » [PEDA], ouvert aux seuls particuliers afin de capter une partie de l’épargne financière volatile [estimée à 35 milliards d’euros par an] selon des modalités analogues à celle du Plan Épagne Logement [PEL].

L’objectif de ces propositions étaient alors de financer l’acquisition d’équipements, ce qui pouvait être aussi un moyen de soutenir indirectement la Base industrielle et technologique de Défense [BITD] française, et donc les sous-traitants [PME, ETI, etc.] des grands groupes du secteur de l’armement.

Or, les acteurs de cette BITD ont de plus en plus de difficultés à obtenir des financements auprès des établissements financiers. La lutte d’influence menée par certaines entités auprès des institutions européennes afin de priver les industries de défense d’investissements au titre de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance [ESG] est une des raisons. Et si la guerre en Ukraine a pu laisser penser que de tels projets de « taxonomie » allaient être mis en sourdine, il n’en a visiblement rien été.

À cela s’ajoute la frilosité des établissements bancaires, soit par méconnaissance du monde de la Défense, soit par souci de préserver leur réputation [et de s’éviter ainsi le risque de se faire pointer du doigt par certaines ONG]. Cela étant, la Banque de France a aussi sa part de responsabilité puisqu’elle a rangé l’industrie de la défense dans la même catégorie que celles du tabac, de l’alcool et des jeux d’argent… ce qui l’exclut de facto des stratégies d’investissements « responsables » et « durables ».

Face à ces difficultés, le député Christophe Plassard, auteur d’un rapport sur le financement de l’économie de guerre publié en mars dernier, a repris l’idée de « mobiliser l’épargne » des Français pour financer la BITD. « Les encours du livret A et du livret de développement durable et solidaire ont atteint quelque 510 milliards d’euros à la fin de l’année 2022. Il est de la responsabilité de l’État de faire converger l’épargne privée disponible avec ses priorités stratégiques », avait-il alors expliqué.

Cela étant, lors de l’examen du projet de Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30 par l’Assemblée nationale, une telle proposition n’a pas été retenue par les députés. Mais elle a été reprise par la commission sénatoriale des Affaires étrangères et de la Défense, qui a adopté un amendement visant à créer, au 1er janvier 2024, un « livret d’épargne souveraineté » pour financer la BITD, dont les revenus ne seraient pas soumis à l’impôt et aux contributions sociales. Et cela à l’initiative des sénateurs Pascal Allizard [LR] et Yannick Vaugrenard [PS], auteurs d’un rapport sur le sujet, publié le 24 mai.

Mais cette initiative n’est pas du goût de tout le monde. Lors de l’examen du projet de LPM 2024-30, en séance publique, les sénateurs Pierre Laurent [communiste] et Guillaume Gontard [écologiste] ont chacun défendu un amendement pour s’opposer à la création de cet instrument financier. L’un par principe, l’autre par souci d’éviter tout phénomène d’éviction pouvant être préjudiciable au Livret A [qui finance le logement social] et au Livret « développement durable », dédié à la transition écologique.

« Il faut arrêter les fantasmes. Le livret vise simplement à donner la possibilité à des Français qui veulent soutenir leur industrie de défense d’agir pour leur sécurité, d’investir dans un livret », leur a rétorqué Christian Cambon, rapporteur du projet de LPM et président de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense.

Le sénateur Cédric Perrin a été plus « cassant ».  » On vit une situation paradoxale car depuis […] l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine, on aurait pu croire qu’un certain nombre de lobbies, j’allais dire extrémistes, bien financés, auraient commencé à comprendre que si on veut vivre dans un monde où le développement durable, la démocratie ou le développement de la société se font en bonne harmonie, il faudra a minima vivre dans une société en paix et sécurité. Et pour ça, il faut financer notre défense », a-t-il soutenu.

Sans préjuger de ce que fera le gouvernement, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, s’est dit favorable à la création d’un tel livret d’épargne pour qu’il y ait une réflexion sur les problèmes de la BITD à avoir accès au financement bancaire. Et d’y voir un « signal » envoyé par la commission. Signal qui lui « semble évidemment aller dans le bon sens », surtout quand certains industriels ont des difficultés d’accès aux produits bancaires car ils travaillent en lien avec la dissuasion nucléaire. Les établissements financiers prétendent qu’ils « ne peuvent pas aider des entreprises qui seraient en lien avec des armes, je cite, ‘de destruction massive' », a-t-il relevé.

Cependant, M. Lecornu a estimé qu’il faudra « sans doute retravailler les choses » avec le ministère de l’Économie et des Finances. « Est-ce que ça fonctionne? Bercy a des doutes, pour des raisons non pas d’opportunité politique, mais techniques. Est-ce que c’est comme ça qu’il faut s’y prendre ou par un autre biais? Peut-être », a-t-il dit.

Quoi qu’il en soit, le Sénat a fini par voter la création de ce « livret d’épargne de souveraineté », en passant outre les objections de MM. Laurent et Gontard. Reste maintenant à voir le sort qui lui sera fait lors du passage du projet de LPM devant la Commission mixte paritaire, composée de sept députés et sept sénateurs.

En tout cas, un tel livret d’épargne aurait plusieurs avantages. Outre le fait qu’il enverrait effectivement un « signal » aux établissements financiers, il ne créerait pas de charges nouvelles pour le budget de l’État tout en permettant de financer une BITD à l’heure où il est question « d’économie de guerre ».

Et il est possible qu’il soit « populaire ». Selon un sondage réalisé en juin 2021 [et rappelé par le député Plassard, « 64 % des Français ont une bonne image de l’industrie de l’armement, 75 % s’accordent pour dire que l’industrie de défense est indispensable pour assurer l’indépendance et la souveraineté de la France et 80 % pour dire que cette industrie doit rester autonome en matière d’équipements de défense ».

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