Pour le général Lecointre, l’inéluctable « guerre froide » sino-américaine aura un impact sur le modèle d’armée

Interrogé sur les menaces auxquelles la France doit se préparer lors d’un récent entretien donné au magazine DSI, le général François Lecointre, chef d’état-major des armées [CEMA], a déclaré que « l’histoire nous apprend que le risque le plus grave est celui qu’on ne veut pas voir venir. » Un point qu’il a également abordé lors d’une audition réalisée en juillet à l’Assemblée nationale par la commission de la Défense [et dont le compte-rendu vient d’être publié dans un rapport intitulé « L’évolution de la conflictualité dans le Monde »].

Ainsi, selon le général Lecointre, trois scénarios se dessinent pour les années à venir. Le premier, qui est le « plus probable », serait celui d’une « multiplication des stratégies hybrides et des zones grises, facilitée par le repli militaire américain et l’exacerbation des tensions avec la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie », ces pays ayant « intérêt à développer de telles stratégies pour pousser leur avantage. »

« Dans ce type de configuration, il est difficile de définir des lignes rouges et d’attribuer des agressions, ce qui affaiblit considérablement les États respectueux du droit international et du droit de la guerre, qui se refusent à recourir à ce type de stratégies », a expliqué le CEMA, pour qui, dans ce scénario, les « zones de chaos » risquent de se multiplier et de devenir autant d’opportunités pour des organisations comme l’État islamique [EI ou Daesh].

Le deuxième scénario, qui n’est pas d’ailleurs pas très éloigné du premier puisque que les deux peuvent se combiner, est celui d’une « dégradation de la situation sécuritaire dans les marges européennes ». À vrai dire, il est déjà à l’oeuvre si l’on songe à la Libye et à la Syrie.

« La pression d’États-puissances comme la Turquie ou la Russie, qui tient à affirmer sa présence en Méditerranée orientale, notamment en Syrie et en Libye, ou les difficultés que rencontrerait un État qui ne parviendrait plus à contrôler sa situation intérieure peuvent créer très rapidement les conditions d’un conflit » qui « serait certes circonscrit géographiquement » mais qui « freinerait notre liberté d’action, provoquerait des flux migratoires très importants, fragiliserait encore nos alliances traditionnelles et nous paralyserait », a détaillé le général Lecointre. « Dans un tel cas, nous devrons réfléchir à un engagement du haut du spectre capacitaire, ce qui est d’autant plus inquiétant que nous pouvons nous attendre à des difficultés budgétaires et diplomatiques », a-t-il prévenu.

Enfin, le troisième scénario possible est celui d’un grand conflit inter-étatique. Une hypothèse qui « pouvait être surprenante il y a trois ans » mais que l’on ne « peut plus écarter aujourd’hui », a estimé le CEMA, pour qui la « guerre froide » entre la Chine et les États-Unis est inéluctable.

« La confrontation sino-américaine actuelle se traduira a minima par l’établissement des conditions d’une véritable guerre froide, personne ne peut le contester », a en effet dit le général Lecointre. Et cela aura probablement des conséquences sur le modèle d’armée étant donné que la France a des intérêts dans la région Indo-Pacifique.

« Cette confrontation peut-elle dégénérer en une guerre ouverte? Evidemment, personne ne le souhaite. En tout état de cause, il nous faut étudier la manière dont l’entrée dans cette guerre froide peut rendre nécessaire une évolution de notre modèle d’armée », a en effet affirmé le CEMA.

Et cela d’autant plus, a-t-il relevé, que, à la faveur de la crise sanitaire, la « Chine a choisi une posture agressive si l’on en juge par sa diplomatie sanitaire vis-à-vis notamment des territoires français d’outre-mer, Polynésie française et Nouvelle-Calédonie » et que « sa politique d’extension administrative territoriale qui l’entraîne vers une confrontation avec les États-Unis en particulier. »

« À l’heure actuelle, cette perspective ne me semble pas se dessiner de façon claire. Mais nous devons anticiper le rôle accru de la France vis-à-vis de partenaires stratégiques, en particulier le Japon et l’Australie, mais aussi d’autres pays d’Asie » car « pour ces partenaires, nous représenterons, dans la guerre froide qui s’installe, une alternative et pourquoi pas la perspective de la création d’un groupe de pays qui constituerait un facteur d’équilibre et de moindre tension », a ajouté le général Lecointre.

Cela étant, et face aux revendications territoriales de la Chine, les États-Unis cherchent également à établir une alliance politico-militaire avec les mêmes pays cités par le CEMA, en poussant le concept de « région en réseau ». L’idée serait de s’inspirer du fonctionnement de l’Otan, voire de celui de l’OTASE [Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est], qui avait été mise en place entre 1954 et 1977 et dont la France faisait partie. « L’essentiel est de réunir un ensemble d’alliés et de partenaires partageant les mêmes idées et ayant des valeurs communes pour soutenir le principe d’une région Indo-Pacifique libre et ouverte » a ainsi récemment expliqué David Helvey, secrétaire américain adjoint à la Défense.

Quoi qu’il en soit, le général Lecointre a relevé que la pandémie de covid-19 a « engendré une accélération des tensions » et que, dans ce contexte, « notre stratégie d’alliance et de coopération » qui « se met en place en Asie-Pacifique […] s’avère de plus en plus nécessaire. »

« Je pense que notre qualité de seul pays de l’Union européenne présent géographiquement dans cette zone Asie-Pacifique va nous conduire à être de plus en plus présents et actifs. L’idée est de représenter un partenaire alternatif aux Etats-Unis pour les acteurs de la zone qui, sans être naïfs vis-à-vis de l’attitude de la Chine, ne souhaitent pas être entraînés dans une confrontation trop brutale avec elle », a fait valoir le CEMA.

A priori, selon ce dernier, cette attitude est bien accueillie par le Japon et l’Australie. « Mes échanges avec les chefs d’état-major des armées japonais et australien m’ont confirmé que la France est bien considérée comme un partenaire d’équilibre permettant de marquer de la fermeté vis-à-vis de la Chine sans pour autant aller systématiquement à l’affrontement », a en effet confié le général Lecointre.

Par ailleurs, et alors que l’on peut s’inquiéter de voir la souveraineté française être contestée dans les territoires d’outre-Mer, notamment dans la région Indo-Pacifique, il a été demandé au CEMA s’il fallait y envisager un renforcement des forces de souveraineté, avec, comme l’a suggéré le député Jacques Marilossian, l’établissement d’une ou deux nouvelles bases militaires « sur des points stratégiques de notre zone économique exclusive ».

Mais le général Lecointre ne privilégie pas cette piste. « Dans une enveloppe contrainte et restreinte, pourrions-nous ouvrir de nouvelles bases outre-mer? Je n’y suis pas favorable. Le premier principe de la guerre est la concentration des efforts. Nous sommes déjà très dispersés sur l’ensemble des territoires d’outre-mer, dans l’océan Indien, en Afrique, aux Antilles, au Moyen-Orient et aux Émirats arabes unis. J’ai l’habitude de demander à qui évoque la possibilité de nouvelles bases, de désigner celles que je dois fermer : personne n’en est capable. Fermer Djibouti, un point absolument névralgique, ou Dakar, pour ouvrir une base comparable en Asie-Pacifique, serait une folie », a-t-il répondu.

Aussi, la solution passerait plutôt par un « modèle différent », avec des « escales sur la base d’accords avec des États, qui nous permettraient d’avoir des relais et des activités militaires, qui seraient d’autant plus fructueuses et fourniraient de meilleures coopérations avec les pays concernés, que nous ne nous concentrerions pas sur une seule base », a estimé le CEMA. Dans la région Indo-Pacifique, a-t-il continué, « nous pourrions passer des accords avec la Malaisie ou Singapour, par exemple. »

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