Le « multiplicateur keynésien » à la rescousse du budget des armées?

La pandémie de Covid-19 a mis tous les indicateurs économiques dans le rouge. Et, avec des dépenses qui augmentent considérablement pour faire face à la crise et des recettes fiscales en panne en raison du recul de l’activité, les déficits publics ne peuvent que se creuser, alourdissant une dette qui avait déjà atteint 98% du PIB.

Selon les projections établies dans un rapport qu’elle a publié le 30 juin [.pdf], la Cour des comptes estime que le PIB de la France pourrait chuter de 11% en 2020, avec une dette publique supérieure à 120% de la richesse nationale. Et d’en appeler à la maîtrise des finances publiques, alors que le gouvernement, qui n’entend pas augmenter les impôts, mise sur un rebond de la croissance pour absorber le choc.

Seulement, pour la Cour des comptes, le « rééquilibrage spontané des comptes publics, ne sera, selon toute vraisemblance, que très partiel : sans action de redressement, le déficit risque d’être durablement très élevé […]. La trajectoire de la dette ne serait alors pas maîtrisée ».

Aussi, les magistrats de la rue Cambon plaident pour un « examen en profondeur » des politiques publiques, lequel devra « notamment préserver les investissements publics, par exemple, pour appuyer la transition écologique ou le renforcement du dispositif de santé publique », tout en menant parallèlement un « effort accru de maîtrise des autres dépenses. » Quant au plan de relance que prépare le gouvernement, il devra présenter des mesures ciblées et temporaire, sans être financé par plus d’endettement public.

Dans son rapport, la Cour des comptes, qui recommande de prendre des mesures pour rétablir les comptes publics dans la prochaine loi pluriannuelle des finances publiques, parle d' »investissements publics d’efficacité avérée », sans évoquer ceux pouvant être consentis en faveur des armées.

Aussi, beaucoup craignent de voir se répéter le scénario qui s’est joué après la crise économique de 2008, les armées ayant été mises à la diète, non seulement en France mais aussi dans la plupart des pays européens. Or, comme l’a rappelé Alice Guitton, la directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées [DGRIS] lors d’une audition à l’Assemblée nationale, la « crise [de la Covid-19] agit comme un catalyseur des grandes menaces préalablement identifiées et précipite l’accumulation des tensions. » En clair, le coronavirus « n’a pas rendu notre monde moins dangereux ». D’où, selon elle, la nécessité de « préserver nos budgets de défense. »

Sur ce point, pour la présidente de la commission de la Défense nationale, Françoise Dumas, il ne faudra pas répéter les erreurs du passé. « Il serait particulièrement dommageable que les Armées servent à cette occasion de variable d’ajustement dans des arbitrages budgétaires que la crise aura rendus ardus. Cette tentation existera peut-être, ignorant les douloureuses leçons du passé récent », a-t-elle en effet écrit dans un récent rapport.

En outre, a également fait valoir Mme Dumas, « l’expérience des décennies passées prouve qu’il peut être très préjudiciable, à moyen et à long termes, de sacrifier la part des dépenses d’armement consacrée à l’innovation – c’est-à-dire aux équipements de demain -, même si c’est pour préserver ‘le capacitaire’, c’est-à-dire la production des équipements d’aujourd’hui. »

Rester dans la trajectoire financière établie par la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25 permettrait de pas compromettre la remontée en puissance – fragile – des armées et de préserver la base industrielle et technologique de défense [BITD] française, qui, rappelle Mme Dumas, constitue un « foyer d’innovations technologiques qui irriguent ensuite le reste de l’économie ». Qui plus est, cette BITD n’est pas « délocalisable », ce qui fait que la soutenir, dans le cadre d’un plan de relance, est aussi un moyen de préserver à la fois des emplois et des savoir-faire qu’il faudrait mettre des années à se réapproprier, si tant est que cela soit possible.

En outre, poursuit la présidente de la commission, « l’industrie d’armement, l’industrie spatiale et la part de notre industrie numérique qui revêt des enjeux de souveraineté constituent des canaux efficaces de relance, en ce qu’elles peuvent prendre sans délai des commandes et les exécuter en créant des emplois à très court terme. » Aussi, « un stimulus budgétaire peut produire des effets de relance très rapides. »

En résumé, pour Mme Dumas, les investissements en faveur des armées ont un « effet multiplicateur budgétaire » – encore appelé « multiplicateur keynésien » ou « multiplicateur d’investissement » – particulièrement élevé. Seulement, les différentes chapelles d’économistes ne sont pas unanimes sur ce point, les auteurs néo-libéraux étant les plus sceptiques.

Cela étant, pour que ce multiplicateur d’investissement soit efficace, il ne faut pas qu’il serve à financer l’achat de biens importés [comme, par exemple, des éoliennes produites en Chine], ce qui reviendrait à soutenir les économies étrangères tout en augmentant davantage la dette publique. C’est d’ailleurs ce que souligne Mme Dumas dans son rapport, pour mieux plaider la causes des investissements en faveur de la BITD française.

« Les dépenses publiques consenties dans ces industries de souveraineté bénéficient très majoritairement à des producteurs français et, en conséquence, créent de l’activité, de l’emploi et de la valeur ajoutée en France. Dans d’autres secteurs, à l’inverse, les dépenses publiques stimulent davantage d’importations, ce qui limite d’autant leur effet bénéfique sur l’économie française », assure Françoise Dumas.

Selon les études, 1 euro dépensé pour la défense en rapporterait 1,27 à court terme et 1,68 à long terme. En réalité, il est difficile d’être catégorique sur ce point. Toutefois, comme l’a rappelé le Délégué général pour l’armement [DGA], Joël Barre, il n’y a pas de doute sur « l’efficacité économique de l’activité de défense, qui irrigue l’ensemble des territoires et dont les retombées en matière d’emploi sont avérées. »

Quoi qu’il en soit, pour Mme Dumas, il est « largement admis que, quel que soit son niveau précis, le ‘multiplicateur keynésien’ est plus élevé dans le secteur de la défense que dans la plupart des autres champs d’investissement de l’État ». Aussi, demande-t-elle, « à ce titre, et compte tenu de nos contraintes budgétaires, comment ne pas miser largement sur nos industries souveraines dans notre effort de relance? »

Photo : Naval Group

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