Les normes « inadaptées à la spécificité militaire » coûtent cher à l’armée de Terre

Quand il était encore chef d’état-major de l’armée Terre [CEMAT], le général Thierry Burkhard fit de la simplification l’un de ses chevaux de bataille, au point de la faire figurer parmi les chantiers à mener dans le cadre de la Vision stratégique qu’il publia en juin 2020. Et cela, en « visant la clarté et le pragmatisme dans le fonctionnement local » et en faisant « émerger des propositions applicables à tous les échelons », tout en s’appuyant sur une « large consultation du personnel militaire et civil ».

« L’état d’esprit qui consiste à trouver la solution plutôt que d’expliquer pourquoi les choses ne devraient pas être faites devrait être un peu plus répandu. Beaucoup réglementent mais les armées à qui l’on demande de remplir ses missions en tout temps, en tous lieux, sont enfermées dans un excès de normes. Il faut être vigilant à ce que celles-ci ne nous étouffent pas », avait auparavant soutenu le général Burkhard, au cours d’une audition parlementaire.

D’où la mise en place d’une « task force simplification » [TFS], placée sous le commandement du général Marc Ollier et relevant de l’Inspection de l’armée de Terre. Et, au bout de quelques semaines, au moins 300 « irritants » furent ainsi identifiés. Restaient alors à voir comment les éliminer.

Ces « irritants » ont par la suite été classés selon sept « môles de complexité », qui sont « l’excès de prudence », la « centralisation et contrôle a priori excessifs », la « disproportion enjeux/temps », la « lourdeur des procédures », la « numérisation insuffisante », les « normes inadaptées à la spécificité militaire » et « l’accès aux ressources ».

Au 1er septembre 2021, nous apprend l’avis budgétaire que vient de rendre la députée Sereine Mauborgne au sujet des crédits de l’armée de Terre, 80 mesures de simplification ont été proposées, dont « 60 ont été retenues et formalisées dans des décisions du CEMAT ». En outre, 90 « sont en cours d’étude par la TFS et 140 restent à instruire à différents niveaux, notamment avec les acteurs des autres armées, directions, services interarmées et le secrétariat général pour l’administration ».

Certaines de ces mesures sont relativement simples à mettre en oeuvre, quelque fois grâce à certaines innovations. « Pour réduire le temps passé lors des opérations de perception et de réintégration de l’armement, le stockage des optiques sur les armes dans les armureries a été autorisé. Cette réforme a été permise par un changement des râteliers sur lesquels sont entreposés les armes et par l’utilisation désormais généralisée de puces permettant la radio-identification [RFID] par la structure intégrée du maintien en condition des matériels terrestres [SIMMT] », explique, par exemple, Mme Mauborgne.

Cela étant, certains « irritants », en particulier ceux relevant de la catégorie « normes inadaptées à la spécificité militaire », risquent d’être compliqués à éliminer, alors qu’ils constituent une source de gaspillage de crédits.

D’ailleurs, la Revue stratégique actualisée [en janvier] avait souligné que les armées étaient de « façon croissante assujetties à des normes de droit qui ignorent parfois la singularité du métier militaire ». Et d’ajouter : « La contrainte normative appliquée sans distinction aux activités ordinaires comme aux activités opérationnelles ou d’entraînement au combat risque à terme de réduire notre aptitude à l’engagement. Il faut ainsi que le droit positif appliqué aux armées soit adapté de façon nécessaire et proportionnée, afin de leur permettre de remplir leurs missions en toutes circonstances. »

Visiblement, les exemples, qui confinent à l’absurde, ne manquent pas.

« L’adaptation des bâtiments pour la circulation des personnes à mobilité réduite [places de stationnement, ascenseur, rampe d’accès] est citée de manière récurrente comme une norme rigide et coûteuse. […] Chez les maintenanciers militaires, personne n’a jamais utilisé ces installations qui ont pourtant coûté des millions d’euros. De nombreux militaires […] déplorent ces normes rigides, comportant une obligation de moyens plus qu’une obligation de résultat, qui paradoxalement les prive des moyens d’adapter les postes de travail au handicap de certains de leurs personnels », rapporte la députée.

Celle-ci cite encore le cas du décret n° 2020-1396 du 17 novembre 2020 relatif à la signalisation matérialisant les angles morts sur les véhicules dont le poids total autorisé en charge excède 3,5 tonnes. Ce texte oblige à coller trois étiquettes fluorescentes [qui coûtent un euro pièce] sur l’ensemble des véhicules de l’armée de Terre concernés. Le tout pour un coût initial évalué à 50’000 euros.

Il n’y aura pas grand chose à y redire si ce n’est que ces étiquettes doivent « être décollées en opérations, altérant au passage la peinture, et être recollées au retour sur le territoire national », explique Mme Mauborgne, pour qui des « aménagements devraient pouvoir être trouvés pour alléger la charge de travail résultant de l’application de cette norme dans des situations marginales ».

Toujours dans le même domaine, la députée souligne que les « matériels spéciaux des armées sont soumis de façon croissante à des normes civiles, parfois intégrées d’emblée par les constructeurs, qui s’avèrent par la suite inapplicable en opérations ou en outre-mer ». Et de citer le cas des poids lourds dotés de chronotachygraphes [qui enregistrent les données de l’utilisation d’un véhicule de transport de marchandises de plus de 3,5 tonnes, ndlr].

« Le Directeur central de la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres [DC-SIMMT] s’est ainsi ému de l’impossibilité d’obtenir une dérogation préfectorale à l’obligation de faire rouler des poids lourds équipés de chronotachygraphes […] régulièrement contrôlés, en Guyane. Il n’existe en effet pas de concessionnaire guyanais susceptible de délivrer une certification de chronotachygraphe. Le ministère des Armées a obtenu l’autorisation de faire circuler ses poids lourds logistiques sans chronotachygraphe, mais les véhicules déjà livrés sont déjà équipés de ce matériel, ce qui va en réalité imposer une installation coûteuse pour désactiver ceux-ci », explique Mme Mauborgne.

Autre exemple : les râteliers, caisses ou établis en bois qui ont servi au stockage des FAMAS. Ces derniers ont été « très légèrement contaminés, à hauteur de 22 kBq/kg à cause d’une puce luminescente au tritium qui équipait les fusils et permettait ainsi de tirer de nuit ». Alors que la directive 2013/59/Euratom, adoptée en 2013 afin de fixer « les normes de base relatives à la protection sanitaire contre les dangers résultant de l’exposition aux rayonnements ionisants » n’a pas été intégralement transposée en droit français, il devront être retraités par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs [ANDRA] pour un coût pouvant atteindre les… 55 millions d’euros [551 euros par mètre-cube].

Enfin, Mme Mauborgne a également cité le cas des boussoles Silva, lesquelles sont accessibles dans le commerce grand public pour quelques dizaines d’euros [selon les modèles, ndlr]. Si l’envie prend un particulier de s’en débarrasser, il lui suffit de la jeter avec ses déchets domestiques… Pas pour les Armées, « au nom de l’exemplarité de l’administration ». Ces boussoles seront donc « stockées dans une installation classée pour la protection de l’environnement [ICPE], évidemment coûteuse », avance la députée. De quoi en perdre le nord.

Photo : armée de Terre

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