La marine indienne pourrait faire une croix sur son troisième porte-avions

Dotée de capacités aéronavales depuis près de soixante ans avec les INS Vikrant [R11] et INS Viraat, l’Indian Navy ne dispose plus actuellement que d’un seul porte-avions, à savoir l’INS Vikramaditya [ex-Amiral Gorshkov], un navire qui, acquis auprès de la Russie, a été mis en service en 2013, soit avec cinq ans de retard et une facture de 2,3 milliards de dollars [contre 771 millions selon le devis initial].

Très bientôt, l’Indigenous Aircraft Carrier 1 [IAC-1], un porte-avions de 40.000 tonnes qui, de conception locale, a été baptisé INS Vikrant, rejoindra l’INS Vikramaditya. Ces deux navires sont en configuration dite STOBAR [Short Take-Off But Arrested Recovery], c’est à dire qu’ils sont chacun dotés d’un plan incliné et de brins d’arrêt pour mettre en oeuvre leurs aéronefs embarqués, en l’occurrence des MiG-29K et des hélicoptères Kamov Ka-27 pour le moment.

Et l’Indian Navy espère un troisième porte-avions, cette fois affichant 65.000 tonnes en déplacement et en configuration CATOBAR [Catapult Assisted Take-Off Barrier Arrested Recovery], c’est à dire un bâtiment équipé de catapultes, qui peuvent être à vapeur ou électromagnétiques, et de brins d’arrêt. Cette configuration est celle des porte-avions français et américains. La Chine en a également lancé la construction d’un exemplaire.

Ce format à trois porte-avions, qui permettrait à l’Inde de disposer de deux groupes aéronavals prêts à l’emploi, a été décidé alors qu’il apparaissait que les enjeux maritimes ne cessaient de gagner en importance, sous l’effet de la mondialisation des échanges commerciaux et de la montée en puissance chinoise. Jusqu’alors, la priorité de New Delhi allait aux défis posés à ses frontières par le Pakistan et la Chine. D’où sa stratégie dite de « double front ». La décision de renforcer ses capacités navales marquait donc un tournant.

« Cette négligence relative de l’espace maritime est forclose désormais, pour quatre raisons : la montée en puissance de l’économie indienne, le poids croissant de l’océan Indien dans l’économie mondiale, l’intensification de la présence chinoise dans la zone et, plus technique, la nucléarisation du triangle stratégique Inde-Chine-Pakistan, officialisée avec les essais nucléaires conduits par New Delhi et Islamabad en 1998 », résumait en effet Jean-Luc Racine, du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, dans la revue Hérodote.

Pour autant, le principe d’un troisième porte-avions pour l’Indian Navy a pris du plomb dans l’aile depuis que le général Bipin Rawat a inauguré les fonctions de chef d’état-major des armées [le poste n’a été créé en août 2019, ndlr]. Après avoir pris ses marques, il a ouvert un débat sur l’utilité pour l’Inde de disposer de capacités aéronavales aussi importantes.

Ainsi, dans un entretien donné à la presse en février dernier, le général Rawat s’était favorable à davantage d’investissements dans les sous-marins et les missiles de croisière, en lieu et place de la construction d’un troisième porte-avions.

Trois plus tard, la pandémie de covid-19 ayant changé l’équation budgétaire, le général Rawat est revenu à la charge tout en précisant son propos dans les colonnes du Times of India. « Nous n’avons pas vocation à devenir une forces expéditionnaire appelées à se déployer dans le monde entier. Nous devons garder et combattre uniquement le long de nos frontières et, bien sûr, dominer l’océan Indien », a-t-il dit.

Quant aux aspects budgétaires, le général Rawat a fait valoir qu’il fallait être « réaliste » et « revoir en profondeur » les « priorités opérationnelles ». Ce qui, pour l’Indian Navy, devrait se traduire par plus d’investissements dans les capacités sous-marines au détriment d’un troisième porte-avions. « Tout ce qui se trouve à la surface peut être repéré par satellite et visé par des missiles. Je pense que la marine a plus besoin de sous-marins que de porte-avions, qui, eux-mêmes, ont besoin de leurs propres armadas pour se protéger », a-t-il dit.

Or, depuis, les tensions avec la Chine dans la région du Ladakh, doublées d’une renforcement sensible des capacités de l’Armée populaire de libération au Tibet, ont donné de l’eau au moulin du général Rawat. Et des responsables gouvernementaux penchent de son côté.

« Certains membres du gouvernement considèrent le troisième porte-avions comme un ‘éléphant blanc’ [*] terriblement cher. Ils soutiennent que l’Inde peut difficilement se permettre de telles dépenses sur une seule plate-forme alors que de nombreuses autres exigences exigent une attention immédiate », a récemment résumé l’Air Marshal M Matheswaran, dans un article publié le 13 octobre dernier par le Lowy Institute, un centre de réflexion australien.

D’autant plus que la construction de ce troisième porte-avions CATOBAR pourrait coûter entre 6 et 8 milliards de dollars et durer 10 à 14 ans. « Si l’on inclut la composante aérienne, avec des Rafale M ou des F-18E au prix courant, le coût total sera probablement de l’ordre de 16 à 17 milliards de dollars », a fait observer l’Air Marshal M Matheswaran.

Dans le même temps, l’Indian Air Force peine toujours à atteindre son objectif d’aligner 42 escadrons de combat opérationnels… Quant à l’armée indienne, elle a besoin de moderniser ses capacités dans les domaines de l’artillerie ou encore de l’infanterie mécanisée.

Le souci pour l’Indian Navy est que certaines technologies nécessaires à un porte-avions de nouvelle génération lui font actuellement défaut. En clair, il lui faudra un appui extérieur, alors que le mot d’ordre en Inde est au « Make in India ». En outre, entre le temps qu’il faudra pour le construire et sa mise en service, les tactiques de combat naval auront évolué considérablement…

« Le troisième porte-avions est considéré comme une nécessité vitale pour la marine indienne, compte tenu des tensions actuelles avec la Chine. Mais avec le gouvernement indien retardant sa décision, les chances d’une décision favorable à la marine peuvent diminuer », a conclu l’Air Marshal M Matheswaran.

[*] Réalisation qui s’avère plus coûteuse que bénéfique

Photo : INS Vikrant © Indian Navy

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