Cinq pays européens, dont la France, s’échangent des renseignements au sein de la discrète alliance « Maximator »

Fondée dans les années 1950 dans le canton de Zoug [Suisse] par Boris Haguelin, un Suédois d’origine russe, l’entreprise Crypto AG a fourni à plus de 120 gouvernements des machines servant à chiffrer les câbles diplomatiques et autres dépêches militaires. Et, parce qu’ils disposaient de leurs propres technologies dans ce domaine, seuls les pays du bloc soviétique et la Chine n’eurent pas recours à ses services.

Si tel n’avait pas été le cas, sans doute que le renseignement américain aurait pu avoir accès à tous leurs échanges confidentiels… En effet, Boris Haguelin aurait été proche de William Friedman, un responsable de la NSA, l’agence américaine chargée du renseignement électromagnétique. Au point de conclure un pacte secret consistant à livrer à ses clients des machines de chiffrement avec des « portes dérobées ».

Ainsi, il s’agissait de permettre au renseignement américain d’avoir accès aux communications les plus sensibles d’une centaine de gouvernements, lesquels ne pouvaient qu’avoir confiance dans les produits vendus par une entreprise helvétique, la Suisse étant neutre.

Seulement, dans les années 1970, via de savants montages impliquant des sociétés écrans et des paradis fiscaux, la CIA racheta Crypto AG… en partenariat avec le Bundesnachrichtendienst [BND], le service de renseignement de l’Allemagne de l’Ouest. Et cela, dans le cadre de l’opération « Rubicon », dont les détails ont été révélés en février dans une enquête du Washington Post, de la Radio et Télévision Suisse et de la chaîne allemande ZDF .

En clair, les clients de Crypto AG ont payé la CIA et le BND pour que ces derniers puissent accéder à leurs communications les plus confidentielles. Un coup de maître, qui a d’ailleurs été confirmé à la télévision suisse par Bernd Schmidbauer, coordinateur du renseignement allemand sous l’ère du chancelier Helmut Kohl. Selon lui, cette opération aurait permis de « rendre le monde plus sûr ».

En tout cas, elle a servi les intérêts des États-Unis et de l’Allemagne. Voire au-delà. Encore faut-il savoir ce que ces deux pays ont partagé avec leur alliés et partenaires. Et sur ce point, tout n’est pas encore clair.

Il a été ainsi avancé que, dans le cadre de l’alliance dite des « Five Eyes », qui réunit les services de renseignements des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, les Américains ont aidé le GCHQ britannique [Government Communications Headquarters] à déchiffrer les messages argentins durant la guerre des Falklands/Malouines en 1982, ce qui aurait permis à la Royal Navy d’envoyer par le fond le croiseur General Berlgrano, avec 380 marins à bord.

Mais l’histoire se serait déroulée autrement, l’affaire « Rubicon » ayant mis sur le devant de la scène une autre alliance. Ainsi, en avril, le chercheur néerlandais Bart Jacobs a publié, documents à l’appui, une étude dans laquelle il affirme que ce sont les services de renseignement de son pays, en l’occurrence le Technisch Informatie Verwerkingscentrum [TIVC, devenu SVIC en 1996], qui ont donné le coup de pouce au GCHQ, en lui communiquant les clés de chiffrement des machines HC500 Crypto AG fournies par Crypto AG. Et cela n’a pu être possible que grâce au BND…

En 1976, racontre Bart Jacobs, le Danemark a pris l’initiative de former une alliance dans le domaine du renseignement électronique avec la Suède [un rapport avec la nationalité du fondateur de Crypto AG?] et l’Allemagne. Les Pays-Bas ont été invités à y adhérer l’année suivante. Quant à la France, elle a rejoint, via la Direction générale de la sécurité extérieure [DGSE], ce club aussi fermé que sélectif en 1985.

« L’une des motivations pour commencer à coopérer plus largement était l’émergence du renseignement électromagnétique par satellite, lequel nécessitait des investissements substantiels. Une deuxième était de travailler conjointement sur les défis techniques en matière d’interception. L’idée était de combiner les forces et de répartir les tâches afin de réduire les coûts et ainsi devenir plus efficace. La coopération impliquait à la fois le décodage et l’analyse des signaux via le trafic SHF [satellite] et HF [ondes courtes] », écrit le chercheur néerlandais.

Et il a été décidé de donner le nom de « Maximator » à cette alliance, qui ne manque pas de rappeler les « Five Eyes ». Pour l’anecdote, c’est aussi celui d’une bière forte brassée en Bavière… En outre, chacun de ses membres est désigné par un nom de code : Marathon [France], Thymian [Suède], Concilium [Danemark], Edison [Pays-Bas] et Novalis [Allemagne].

Par ailleurs, l’alliance « Maximator » ne serait pas la seule structure européenne en matière de renseignement. Une autre, appelée « le club des cinq » et dédiée exclusivement aux interceptions des communications militaires, réunirait la France, l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas et la Belgique.

Début juillet, le quotidien allemand Frankfurter Rundschau a été en mesure de confirmer les révélations de Bart Jacobs, en produisant notamment une note manuscrite d’un responsable de haut rang du BND et datant a priori de 1986. Ce document recense, sur quatre colonnes, plusieurs aspects de cette alliance Maximator, dont « Mil » pour communications militaires radio, satellitaires, micro­ondes, « Pol » pour communications politiques, « Elint » pour renseignement électronique et au sujet de laquelle il est indiqué que la France est « faible » dans ce domaine et « Krypto » pour le chiffrement].

« Depuis quatre décennies, le réseau ‘Maximator’ échange des compétences techniques pour intercepter les communications par satellite ou les signaux radio. Ses membres se communiquement mutuellement les données brutes des messages interceptés – chaque service partenaire étant responsable du déchiffrage des messages », explique le journal allemand.

En outre, poursuit-il, Maximator « dispose d’un réseau de stations d’interception qui s’étend des îles du Pacifique Sud aux Caraïbes jusqu’aux régions les plus reculées de l’Europe du Nord. » D’où la raison pour laquelle la France a été acceptée dans ce cercle, la candidature d’autres pays ayant été écartée en raison de l’insuffisance des capacités qu’ils étaient susceptibles d’apporter.

Quoi qu’il en soit, pour Bart Jacobs, l’existence, tenue secrète pendant plus de 40 ans, de cette alliance européenne « donne une nouvelle perspective sur les collaborations en matière de renseignement électromagnétique à la fin du XXe siècle ». Et cela « pourrait être le point de départ d’une réévaluation [historique] de l’importance des Five-Eyes en tant que seule coopération occidentale dans ce domaine. […] En outre, cela peut conduite à une réévaluation des dépendances géopolitiques entre différents pays, basée sur l’accès aux communications diplomatiques et militaires », conclut-il.

Photo : Par I, Luc Viatour, CC BY-SA 3.0, Lien

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