La base aérienne française projetée en Jordanie doit-elle devenir permanente?
Depuis sa mise en place, en novembre 2014, avec, dans un premier temps, des Mirage 2000D/N, la base aérienne projetée [BAP] en Jordanie [également appelée base H5] aura permis d’assurer plus de 8.700 sorties et 1.500 frappes, au cours desquelles 2.300 positions de l’État islamique [EI ou Daesh] en Irak et en Syrie ont été détruites.
Avec la fin du « califat » autoproclamé par l’organisation jihadistes, l’activité opérationnelle de l’armée de l’Air [et de la Marine nationale] au Levant a été divisée par deux. Et la BAP n’accueille plus que quatre Rafale ainsi que, ponctuellement, un Transall C-160 « Gabriel » pour le renseignement d’origine électronique et un avion de patrouille maritime Atlantique 2 [ATL2].
Aussi, certains estiment que les jours de la présence aérienne française en Jordanie sont désormais comptés…
Pour autant, il y a un consensus pour estimer que la menace incarnée par l’État islamique n’a pas disparu et qu’il attend son heure pour resurgir, en misant sur les conflits interethniques, religieux et politiques dans la région ainsi que sur les lacunes des forces locales. Tant en Irak et en Syrie, le groupe a anticipé la perte de ses bastions et renoué avec la clandestinité et la guérilla.
Les derniers chiffres publiés par l’US Air Forces Central Command [US AFCENT], soit les forces aériennes relevant du commandement américain pour le Moyen-Orient et l’Asie Centrale, indiquent que le nombre de sorties aériennes effectuées entre janvier et juillet est déjà presque équivalent à celui constaté pour l’ensemble de l’année 2018.
Quant au nombre de frappes réalisées par l’aviation américaine depuis la fin du « califat », il est de nouveau nettement reparti à la hausse en juin et juillet, après avoir connu son seuil le plus bas, en mai, avec 54 frappes. Reste à voire si les restrictions imposées par Bagdad aux opérations aériennes de la coalition anti-jihadiste [opération Inherent Resolve, ndlr] auront une conséquence sur ce niveau d’activité.
En attendant, les Rafale de la BAP en Jordanie ont été mis à contribution, la semaine passée, pour détruire un tunnel utilisé par Daesh comme base arrière pour ses actions en Irak. « Cette frappe est le fruit d’une coopération étroite avec nos alliés dans le cadre de l’opération Inherent Resolve. Toute cible retenue par la coalition est ensuite évaluée par les experts de la chaîne opérationnelle française afin d’exercer son contrôle national sur l’emploi des forces armées et confirmer la conformité des objectifs proposés au regard des directives nationales », a expliqué l’État-major des armées [EMA].
Dans ces conditions, il n’est a priori pas question pour l’opération Chammal [nom de la participation française à la coalition, ndlr] de renoncer à la BAP en Jordanie. Mais un rapport du Sénat, publié cet été [.pdf], va encore plus loin.
En effet, s’ils estiment qu’il semble « prématuré de fermer la base aérienne projetée », les rapporteurs pensent qu’il faudrait même « envisager un renforcement » des liens militaires entre la France et la Jordanie pour la conserver dans la durée. « À ce titre, la question de la conclusion d’un accord de défense, à l’image de celui qui peut exister avec les Émirats arabes unis, pourrait se poser », écrivent-ils.
Plusieurs raisons sont avancées dans ce rapport pour justifier le maintien de la BAP en Jordanie, pays qui occupe une position stratégique au Proche-Orient.
La première de ces raisons est liée à la poursuite des opérations contre Daesh. En clair, les motifs qui ont poussé le déploiement des avions français en Jordanie n’ont pas disparu.
« Cette implantation se justifie par sa proximité extraordinaire avec les théâtres d’opérations, puisqu’elle n’est qu’à 40 km de la moyenne vallée de l’Euphrate […], où les combats contre Daesh se sont achevés. Pour les avions français, c’est avant tout un gage d’efficacité et d’autonomie sur le théâtre, puisqu’ils peuvent consommer la quasi-totalité de leur carburant sur le théâtre. A contrario, mener les mêmes opérations avec des avions qui décolleraient de la base aérienne 104 aux Emirats Arabes unis amènerait à consommer 10 % de tout le carburant de l’armée de l’air juste pour faire les allers-retours jusqu’au théâtre d’opérations », rappelle le rapport.
Et d’ajouter : « Très concrètement, dans le cadre de la coalition, les avions remplissent des créneaux de trois heures. Grâce à l’emplacement de la BAP H5, ces créneaux de trois heures sur le théâtre représentent des missions de seulement 4h30, là où il faudrait une mission de 7h30 au total pour assurer le créneau de trois heures pour des avions décollant de la BA 104 des Émirats. »
En outre, la base H5 n’est pas seulement un point de départ pour les missions de frappes : elle est aussi un noeud logistique pour les forces françaises déployées dans la région. Enfin, elle est utile pour la collecte de renseignements, avec la présence ponctuelle de C-160 Gabriel et d’ATL-2.
La seconde raison découle de la première : tant que l’État islamique représente une menace, quitter la base H5 maintenant pour des raisons d’économies pourrait donner lieu à des difficultés pour y revenir si besoin.
« Cela tient essentiellement à des questions matérielles, à savoir que c’est la France qui entretient la piste de la base depuis qu’elle s’y est implantée. Or, depuis l’ouverture de la BAP, l’armée de l’air jordanienne a presque cessé ses activités sur cette base, pour des raisons d’économies budgétaires. […] Par conséquent, si la BAP fermait, il est vraisemblable que la piste serait assez rapidement inutilisable par absence d’entretien, ce qui interdirait par exemple d’y revenir dans deux ou cinq ans, à supposer même qu’un tel aller-retour soit envisageable pour les autorités jordaniennes. De ce point de vue, il faut sans doute garder à l’esprit le coût et l’obstacle opérationnel que représenterait le fait de devoir mener des missions dans cette région en s’appuyant sur la seule BA 104 des Emirats », font valoir les sénateurs.
Enfin, une troisième raison donnée par le rapport est… diplomatique. La base H5 « contribue fortement à donner corps à l’engagement de la France dans la coalition internationale contre le terrorisme. Elle marque aussi la détermination de la France à oeuvrer pour la stabilité du Proche et du Moyen-Orient. Elle reflète enfin la convergence de vues, en matière diplomatique, entre la France et la Jordanie. Elle est du reste un élément important de consolidation de la relation bilatérale », lit-on dans le rapport.
Et ce dernier d’insister : « De ce point de vue, et même s’il a toujours été clair que cette installation était conçue comme provisoire, le retrait ne serait pas favorable à la relation bilatérale, et ce alors même que l’on a vu l’importance de conforter la Jordanie. »
Lors de l’examen du rapport en commission, la question de savoir si le maintien de la base H5 au regard des coûts – importants – qu’elle génère en valait la peine. D’autant plus que la Loi de programmation militaire 2019-25 ne prévoit que deux bases aériennes projetées et pas trois…
« Évidemment, nous pouvons tous être sensibles à la question du coût de cette base. Mais il faut bien avoir conscience que ce qui coûte, finalement, ce sont plus les opérations menées depuis H5 que la base elle-même », a cependant fait remarquer Isabelle Raimond-Pavero, co-auteure du rapport. « Il me semble qu’il nous faut tenir un discours de vérité : on ne peut pas à la fois vouloir frapper Daesh et ne pas vouloir y mettre les moyens », a-t-elle conclu.
Photo : armée de l’Air