Armées : La Cour des comptes propose de transférer la mission Sentinelle aux forces de sécurité intérieure

Lancée par le ministère des Armées en janvier 2015, soit après l’attentat contre l’hebdomadaire « Charlie Hebdo » et la prise d’otages du magasin Hyper Cacher, l’opération intérieure [OPINT] Sentinelle mobilise encore actuellement jusqu’à 10’000 militaires [dont 3000 placés en réserve], avec la mission de protéger les lieux sensibles et les grands rassemblements contre d’eventuelles menaces terroristes.

Étant donné qu’elle y engage environ 10% de l’effectif de sa Force opérationnelle terrestre [FOT], l’armée de Terre peine à trouver les marges de manoeuvre nécessaire pour l’entraînement de ses troupes, à un moment où il n’est quasiment plus question que d’engagement de « haute intensité ».

Un rapport du Sénat a ainsi souligné, en décembre 2021, que la « cible de 90 jours de préparation opérationnelle par militaire n’a plus été atteinte » depuis le début de Sentinelle. « Réduite à 72 en 2016, elle est remontée à 81 jours en 2017 mais aucun progrès n’a été constaté jusqu’en 2020. Cette stagnation perdurera encore en 2021 », ont précisé ses auteurs.

Et ceux-ci d’ajouter : « L’indisponibilité des équipements, la remontée en puissance de la force opérationnelle terrestre (FOT), l’opération Sentinelle et les renoncements qu’elle a impliqués, ainsi que le nombre élevé d’OPEX [opérations extérieures] expliquent en grande partie les difficultés des armées à atteindre le niveau de réalisation des activités et d’entraînement prévu ».

Plus généralement, et même si elle n’est pas la seule mission intérieure menée par les armées, Sentinelle a un surcoût relativement important. En mai, dans une note sur la Loi de programmation militaire 2019-25, la Cour des comptes l’avait estimé à 340 millions d’euros pour la seule année 2020 [dont environ 200 millions d’euros de dépenses de personnel].

Aussi, les magistrats de la rue Cambon avaient recommandé d’engager une revue de la mission Sentinelle « afin d’apprécier sa cohérence avec la doctrine d’intervention des armées sur le territoire national, son efficacité et la possibilité de son éventuel transfert vers les forces normalement chargées de la sécurité intérieure, selon des modalités faisant intervenir les réservistes de ces forces ». Sans succès, visiblement.

En effet, ce 12 septembre, la Cour des comptes est revenue à la charge en publiant ses « observations définitives » au sujet de Sentinelle.

D’abord, si cette MISSINT était justifiée en janvier 2015 au regard de l’ampleur du risque terroriste [l’État islamique venait d’instaurer son « califat », ndlr], la Cour estime que la menace a depuis évolué, étant donné qu’elle est « devenue endogène, même si elle est parfois incarnée par des ressortissants étrangers réfugiés ou résidents illégaux ».

Ainsi, rappelle-t-elle, « depuis fin 2018, elle est portée par des individus inspirés par l’État islamique mais qui ne sont pas nécessairement affiliés à une organisation terroriste ». Et, dans ce contexte, les militaires affectés à la mission Sentinelle, parce qu’ils « ne disposent ni du renseignement intérieur, ni de pouvoirs de police, ni des armements appropriés en zone urbaine », peuvent « ne pas paraître les mieux placées pour faire face » à cette nouvelle donne.

D’où sa recommandation : « Transférer la mission Sentinelle aux forces de sécurité intérieure, ou justifier son maintien, dans un format réduit, sur la base d’une analyse partagée de la menace ».

Dans sa note, la Cour des comptes estime en effet qu’il « n’est plus pertinent de poursuivre sans limite de temps une contribution à la tranquillité publique par un ‘affichage de militaires dans les rues' » et qu’il « appartient donc aux FSI [forces de sécurité intérieures] de reprendre des secteurs d’activité qui leur reviennent en priorité et pour lesquels elles sont mieux équipées qu’en 2015 dans la mesure où les moyens humains et matériels ont été significativement renforcés pour leur permettre de faire face à la menace terroriste ».

Cela étant, la note souligne que les armées pourraient être encore sollicitées… mais uniquement dans des domaines exigeant des « capacités de niche », comme la protection NRBC [nucléaire, radiologique, biologique, chimique], la lutte anti-drones [LAD], la neutralisation d’explosifs, etc.

Et c’est d’ailleurs le sens de l’autre recommandation que la Cour a avancée, savoir « privilégier une réquisition maitrisée des armées pour des missions à haute valeur ajoutée militaire, combinant réactivité et désengagement rapide ».

Pour rappel, la Belgique a fait un constat similaire – ou presque – en mettant un terme, en septembre 2021, à l’opération Vigilant Guardian, lancée à la même époque que la mission Sentinelle.

Seulement, dans sa réponse à la Cour des comptes, le ministre de l’Intérieur, Gérard Darmanin, a fait part de son oppositions à ces deux recommandations. « J’ai noté l’analyse […] sur l’évolution de la menace terroriste, qui considère que la réponse apportée par Sentinelle est désormais asymétrique par rapport au risque endogène, qui prévaudrait désormais sur le risque exogène. Sur ce point, je précise d’abord que la projection d’attaques depuis l’étranger reste toujours possible, et, ensuite, que le développement des flux migratoires observé constitue un vecteur de menace évident », a-t-il écrit.

Cependant, M. Darmanin s’est dit ouvert à des « réflexions menées conjointement entre le ministère de l’Intérieur […] et celui des Armées dans la perspective d’optimiser Sentinelle », sous réserve que les « deux principes fondamentaux » que sont « la lutte anti-terroriste et le principe de complémentarité entre les actions spécifiques des forces armées et des forces de sécurité intérieure » ne soient pas remis en cause.

Et le ministre de conclure, avant d’en appeler à ne « pas tirer des conclusions hâtives sur la menace terroriste » : « Il faut enfin conserver à l’esprit que la sollicitation de Sentinelle, ses effets recherchés et la modulation du volume déployé sont totalement conditionnées par des impératifs opérationnels en fonction du niveau de menace qui pèse sur le pays et des décisions politiques qui en découlent ».

À noter que le ministère des Armées n’a fait aucune observation sur la note de la Cour des comptes… Alors qu’il est le premier concerné.

Photo : État-major des armées

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