Sur fond de menace russe, le Canada va moderniser ses moyens de défense dans le Grand Nord
Il y a quatre-vingts ans, et alors que le Japon venait de prendre possession de l’une des îles Aléoutiennes, le sous-marin japonais I-26 attaqua le phare d’Estevan qui, situé sur l’île de Vancouver, abritait l’une des plus importantes stations de radiogoniométrie du Pacifique Nord. Cet épisode, peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique, a récemment été rappelé par le colonel canadien [en retraite] Pierre Leblanc, auteur d’une tribune publiée par le magazine Vanguard, pour souligner les menaces auxquelles le Canada fait face dans le Grand Nord, sur fond de tensions avec la Russie et la Chine.
Ainsi, cet ancien commandant de la Force opérationnelle interarmées [Nord] et désormais président d’Arctic Security Consultants, a estimé que les États-Unis pourraient être attaques par leurs principaux adversaires via l’Arctique, avec des bombardiers, des armes hypersoniques et/ou des missiles balistiques intercontinentaux. D’ailleurs, ces dernières années, des Tu-160 » Blackjack » et Tu-95 « Bear » russes ont effectué plusieurs missions près de l’espace aérien canadien…
L’autre menace serait plus limitée. La Russie « pourrait facilement s’en prendre au Canada pour son soutien à l’Ukraine » et lancer un « assaut contre la Station des Forces Armées Alert [SFC] », située à l’extrême nord de l’Île d’Ellesmere [Nunavut], à environ 800 km du Pôle Nord… et 1500 km du territoire russe. Il s’agirait d’une « opération spéciale » pouvant être « facilement menée par des Spetsnaz », a souligné le colonel Leblanc.
Et celui-ci de s’interroger : « Quel serait l’impact sur le Canada? Comment le Canada réagirait-il à cette agression? ». Quoi qu’il en soit, une telle attaque serait de nature à détourner l’attention d’Ottawa de l’Europe pour mieux se concentrer sur l’Arctique. Et « d’importantes ressources seraient alors mobilisées contre cette incursion ».
Aussi, plaide-t-il pour renforcer sans tarder les moyens de défense déployés dans cette région, à commencer par les systèmes de détection et de défense aérienne, lesquels sont intégrés au Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord [NORAD], commun au Canada et aux États-Unis. Or, ces dispositifs reposent sur des technologies désormais obsolètes, faute d’avoir été modernisés depuis la Guerre Froide.
Le général Wayne Eyre, le chef d’état-major de la défense canadienne, est sur la même longueur d’onde. « La sécurité dans le Grand Nord est un sujet de préoccupation clé » d’autant plus qu’il « n’est pas inconcevable que notre souveraineté y soit remise en question », a-t-il estimé, en mars dernier.
Cela étant, en partie en raison de la guerre en Ukraine, le gouvernement canadien a décidé d’augmenter ses dépenses militaires de près de 6 milliards d’euros par rapport à ses prévisions initiales, malgré un contexte budgétaire délicat. Dans le détail, le budget de la Défense canadien atteindra 26,53 milliards d’euros [soit 1,33% du PIB] à partir de cette année. Puis il devrait atteindre 37,3 milliards d’euros en 2026-27 [soit 1,59% du PIB].
Au regard des déficits capacitaires accumulés durant des années de sous-investissements, cet effort est encore jugé insuffisant par bon nombre d’observateurs. En tout cas, il ne permettra pas au Canada de porter ses dépenses militaires à 2% de son PIB, comme il s’y était pourtant engagé en 2014, lors d’un sommet de l’Otan. Pour cela, il faudrait 55 milliards d’euros d’investissements supplémentaires sur les cinq prochaines années.
Cependant, et après avoir décidé de se procurer 88 chasseurs-bombardiers F-35A auprès de Lockheed-Martin [à l’issue d’un « feuilleton » qui aura duré plus de dix ans], le Canada va investir 3,6 milliards d’euros [4,9 milliards de dollars canadiens] pour moderniser ses moyens de surveillance et de détection dans le Grand Nord durant les six prochaines années. L’annonce en a été faite le 20 juin, par Anita Anand, la ministre canadienne de la Défense.
« Alors que des régimes autocratiques menacent l’ordre international fondé sur des règles, que les répercussions du changement climatique sur la sécurité et la défense sont de plus en plus lourdes et que nos rivaux développent de nouvelles technologies comme des armes hypersoniques et des missiles de croisière avancés, il devient impératif de moderniser le NORAD, qui assure la sécurité des Canadiens et des Américains depuis plus de soixante ans », a justifié la ministre.
Notre plan prévoit de nouveaux investissements dans la détection, la prise de décisions, les capacités défensives, les infrastructures & le soutien, ainsi que la science & la technologie. Tout au long du processus, nous travaillerons avec les communautés autochtones et nordiques.
— Anita Anand (@AnitaAnandMP) June 21, 2022
Celle-ci n’a pas donné de détails sur les systèmes dont le Canada entend se doter, si ce n’est qu’ils devront améliorer la « capacité à détecter les menaces plus rapidement » et d’une manière plus précise ». Selon le ministère canadien de la Défense, il est ainsi question de mettre en place un « nouveau système de surveillance des voies d’approche nordiques qui permettra aux FAC et au NORAD d’avoir une connaissance de la situation considérablement accrue au sujet de l’identité et de la nature des entrées dans l’espace aérien canadien depuis le Nord ».
Cet investissement annoncé par Mme Anand devra aussi permettre d’améliorer la « capacité à comprendre les menaces et à les signaler à ceux qui en ont besoin, quand ils en ont besoin, au moyen d’investissements dans des technologies modernes », de renforcer la « capacité à dissuader et à neutraliser les menaces aérospatiales », via l’achat de missiles air-air « perfectionnés », et de renforcer les « capacités d’alerte de riposte rapide », via un effort sur les infrastructures et l’achat d’avions ravitailleurs suppémentaires.
Photo : Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord