Haute intensité : Pour le Sénat, les forces françaises devront trouver un compromis entre la « rusticité » et la technologie

L’engagement dit de « haute intensité », hypothèse autrefois jugée « improbable » avec la fin de la Guerre Froide, est un thème désormais régulièrement – voire systèmatiquement – évoqué par les responsables militaires français. Et cela n’est pas sans conséquence en termes capacitaires, comme l’a souligné un récent rapport du Sénat qui s’est penché sur la dernière guerre du Haut Karabakh, laquelle a opposé l’Azerbaidjan d’un côté et, de l’autre, la république d’Artsakh associée à l’Arménie, à l’automne 2020.

En effet, compte tenu de la relative « symétrie » des belligérants, cette guerre du Haut Karabakh donne une idée de ce que peut être un engagement de « haute intensité » au 21e siècle. D’où l’intérêt d’en tirer quelques enseignements…

Ainsi, en premier lieu, le rapport des sénateurs Olivier Cigolotti et Marie-Arlette Carlotti souligne que ce conflit a été « mal anticipé », malgré des signes avant-coureurs, comme « l’impact du renforcement des liens entre l’Azerbaïdjan et la Turquie » et la détérioration des liens entre l’Arménie et la Russie ».

En outre, la « possibilité d’une importation, dans la région du Caucase, de certaines caractéristiques de conflits récents [Syrie, Libye], n’a pas été perçue ». Or, poursuivent les rapporteurs, « à l’évidence, une meilleure anticipation aurait permis d’être plus vigilant, d’agir préventivement auprès des parties et de leurs alliés, et de se préparer à réagir de façon coordonnée avec nos partenaires ».

Et cela pose la question de « l’enjeu majeur de la réactivité », étant donné que le « conflit du Haut-Karabagh interroge […] la notion de montée en puissance ».

Sur ce point, rappellent les sénateurs, les « hypothèses d’engagement majeur, dans les schémas de l’Otan permettent une montée en puissance sur une durée de six mois », ce qui insuffisant, la guerre du Haut-Karabakh s’étant « déclenchée quelques semaines après les premiers signaux d’alerte [juillet 2020] ».

Aussi, estiment-ils, les « hypothèses d’engagement majeur doivent prendre en compte la possibilité d’un préavis très court et donc d’une montée en puissance très rapide », ce qui suppose donc d’approfondir « nos efforts en matière de renseignement et d’anticipation, s’agissant non seulement des ‘capteurs’ mais aussi des moyens d’analyse, notamment en termes de ressources humaines ».

Par ailleurs, ce conflit du Haut-Karabakh a démontré, s’il en était encore besoin, que la « guerre de haute intensité est une guerre de stocks, une guerre économique, très consommatrice en équipements et en munition » et qu’elle « signifie aussi, potentiellement, des pertes humaines et matérielles beaucoup plus importantes que celles que subissent aujourd’hui les armées occidentales dans leurs opérations extérieures ».

Or, avec les restrictions budgétaires qu’elles ont connues, les forces françaises sont devenues « échantillonaires », c’est à dire que la prime a été donnée à la « qualité » [et à la haute technologie] au détriment de la quantité [et donc de la masse]. Ce qui réduit leur marge de manoeuvre étant donné que l’on hésite d’autant plus à engager des équipements coûteux quand on risque de les perdre. Par ailleurs, l’accent a également été mis sur des matériels pouvant être utilisés en opérations extérieures, dans des conditions où la supériorité aérienne est acquise. Ce qui a d’ailleurs conduit à réduire les moyens dédiés à la défense anti-aérienne des unités de l’armée de Terre… alors que le guerre du Haut-Karabakh a montré leur importance pour parer à la menace des drones et des munitions rôdeuses.

« Les moyens dont nous disposons aujourd’hui en courte ou en moyenne portée, Crotale et SAMP/T [qui relèvent exclusivement de l’armée de l’Air, ndlr], permettent de défendre les bases aériennes et les bases à vocation nucléaire dans le cadre du contrat opérationnel en matière de dissuasion, mais ils ne permettraient pas d’accompagner au combat une manœuvre mobile offensive d’un dispositif terrestre », avait ainsi déploré le général François Lecointre, l’ex-chef d’état-major des armées [CEMA], lors d’une audition parlementaire.

Pour les sénateurs, « de façon générale, la notion de saturation de l’espace aérien, y compris pour la défense des unités terrestres, est essentielle » et la « notion de ‘lutte antiaérienne toutes armes’, pour l’autodéfense des unités, redevient d’actualité. Il ne s’agit pas de faire forcément usage des dernières technologies disponibles, mais de pouvoir tenir dans la durée ».

Plus généralement, le retour de la haute intensité suppose de se réapproprier des capacités jusqu’alors délaissées [comme par exemple les moyens lourds de déminage] et de planifier « l’accroissement des volumes d’équipements et de munitions » au cours des années à venir, lit-on dans le rapport.

Quoi qu’il en soit, ses auteurs posent la question de savoir s’il faut choisir entre la « masse » et la « technologie », notamment pour l’armée de Terre. Mais ils n’y apportent pas de réponse définitive dans leur rapport.

La « très haute technologie reste nécessaire. D’une part, tous les conflits de demain ne ressembleront pas à celui du Haut-Karabagh. Des opérations asymétriques, dans un contexte de supériorité aérienne, doivent bien sûr continuer d’être envisagées » et la haute intensité étant « aussi une bataille du ‘temps d’avance' », elle reste un « atout majeur », écrivent M. Cigolotti et Mme Carlotti.

Cependant, les deux rapporteurs estiment que « l’arbitrage entre technologie et rusticité doit être repensé en profondeur ».

« Nous avons besoin de haute technologie mais peut-être pas toujours de ‘très haute technologie’ dans certains domaines », avancent-ils, citant le général Thierry Burkhard, l’actuel CEMA.

« Oui, il faut conserver une certaine supériorité technologique mais si c’est pour disposer d’une F1 qui est efficace seulement sur un circuit avec une écurie autour d’elle, c’est un leurre. Il ne faut donc pas se laisser entraîner dans la très haute technologie. Il faut que nos systèmes d’armes soient toujours relativement résilients et stables et qu’en plus, ils soient capables de fonctionner en mode dégradé », avait en effet expliqué le général Burkhard, alors qu’il était encore chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT], en octobre 2020.

Les rapporteurs en ont conclu que les « équipements doivent demeurer suffisamment ‘rustiques’ pour que leur soutien puisse être assuré directement sur les théâtres d’opération, à coût raisonnable et sans dépendances majeures vis-à-vis de nos compétiteurs et adversaires », d’autant plus que crise liée à la covid-19 a « montré les effets possibles d’une rupture d’approvisionnement ». Et de demander : « En cas de crise avec la Chine, dans quelle mesure pourrions-nous continuer à nous approvisionner, s’agissant par exemple des matériels comportant des terres rares? ».

Trouver le bon équilibre entre la rusticité et la technologie susceptible de donner l’avantage sur le terrain sera « l’un des enjeux du programme Titan de rénovation du segment lourd de l’armée de Terre », estiment les sénateurs. Mais cela ne réglera pas le problème de la masse…

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