La notion de service « en tout temps et en tout lieu » battue en brèche par le droit européen?

Dans le cadre d’un litige opposant l’armée slovène à l’un de ses anciens sous-officiers au sujet de la rémunération qui lui aurait dû versée « en contrepartie de l’activité de garde d’installations militaires qu’il a régulièrement effectuée au cours de son service », l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne [CJUE], Henrik Saugmandsgaard Øe, a dû se prononcer sur le fait de savoir si les militaires des États membres relevaient ou non du champ d’application de la directive 2003/88 relative au temps de travail.

Et, partant de là, si leur temps de travail devait être « comptabilisé, aménagé et limité conformément aux prescriptions de cette directive, y compris lors d’une telle activité de garde. »

En France, la transposition de cette directive 2003/88 nourrit les débats depuis quelques années maintenant, tant au ministère de l’Intérieur qu’à celui des Armées. En octobre 2017, le président Macron, que l’on sait très attaché aux institutions européennes, avait tranché.

« Sur ce sujet, du temps de travail, je dirai aussi très clairement que ma détermination est complète pour que, aussi bien la Gendarmerie que le ministère des Armées, ne soient pas concernés par la directive bien connue. […] Les choses sont claires, notifiées à qui de droit, et seront portées jusqu’à leur terme », avait assuré M. Macron, lors d’un discours sur la politique de sécurité. La Revue stratégique actualisée a d’ailleurs indirectement abordé le sujet, en affirmant que l’accumulation des « normes de droit » ignorant la « singularité du métier militaire » risquait de « réduire notre aptitude à l’engagement. »

Pour rappel, cette directive européenne impose un repos journalier d’au moins 11 heures consécutives par période 24 heures, une pause hebdomadaire de 24 heures pour chaque période de 7 jours, un temps de travail de nuit ne devant pas dépasser huit heures en moyenne par jour et une durée de travail ne devant pas excéder les 48 heures par semaines [heures supplémentaires comprises].

Pour résumer la position française [qui est aussi celle de l’Espagne], et outre le fait qu’elle exigerait des besoins supplémentaires en personnels [et donc une hausse des dépenses militaires], l’application de la directive 2003/88 est incompatible avec le principe de « disponibilité », c’est à dire de servir « en tout temps et en tout lieu » défini dans le Statut général des militaires, et que cela « banaliserait » le métier des armes en le rapprochant du travail des fonctionnaires civils. En clair, la singularité militaire s’en trouverait affectée.

Seulement, l’avocat général de la  CJUE n’a pas la même interprétation de cette directive… Et il est allé dans le sens des arguments développés par l’Allemagne. Ainsi, dans les conclusions qu’il a remises le 29 janvier dernier, il a estimé qu’il conviendrait, « comme le suggère le gouvernement allemand, de séparer le ‘service courant’, pour lequel les directives 89/391 et 2003/88 sont applicables [section b], des véritables ‘activités spécifiques’ des forces armées, en particulier celles effectuées dans le cadre des opérations militaires et de la préparation opérationnelle, qui en sont exclues. »

En outre, et reprenant encore le point de vue allemand, il a fait voir que les « militaires sont amenés à exercer, dans des ‘conditions normales’, au quotidien, bon nombre d’activités, souvent identiques ou semblables à, et ne présentant pas plus de ‘particularité inhérente’ s’opposant à l’application des règles des directives 89/391 et 2003/88 que celles effectuées par des fonctionnaires civils. » En conséquence, a-t-il ajouté, elles « doivent donc être traitées de la même manière au regard de ces directives » car « rien ne justifierait que les militaires soient exposés, davantage que ces fonctionnaires civils, à des risques pour leur santé et leur sécurité dans une telle situation. »

Ainsi, la protection d’installations militaires, y compris stratégiques, relèverait de la directive 2003/88. Tout comme les activités liées au Maintien en condition opérationnelle [MCO] effectuées en dehors des opérations.

En clair, il est fait la distinction entre le « service courant » et les activités dites « spécifiques », pour lesquelles la directive sur le temps de travail ne s’applique pas. Parmi ces dernières, l’avocat général a cité les opérations extérieures et intérieures, ainsi que la formation initiale et la préparation opérationnelle, même si ces dernières sont exercées dans les « conditions habituelles, conformément à la mission impartie aux force armées. »

Sur ce point, il souligne que les activités liées à la préparation opérationnelle présentent des caractéristiques « spécifiques » et qu’elles doivent se faire « dans des conditions qui simulent, le plus fidèlement possible, celles que [les militaires] auraient à affronter en cas de déploiement. »

Distinguer le service « courant » des activités spécifiques est-il de nature à remettre en cause le principe de « disponibilité » défini dans le statut général des militaires? Ancien ministre et européen « convaincu », Jean-Louis Borloo le pense. Il l’a en tout cas écrit dans une tribune publiée par Le Figaro [édition du 29 janvier 2021].

« Si la Cour de justice de l’Union européenne devait suivre [les] conclusions [de l’avocat général], cela s’imposerait à la France qui, depuis longtemps, a expliqué que la directive ne saurait s’appliquer aux forces armées, clef de voûte de la souveraineté nationale. Il s’agirait d’une incroyable et insupportable atteinte à celle-ci et de la remise en cause par la juridiction européenne du principe constitutionnel qui donne au chef de l’Etat, en France, ‘la libre disposition des forces armées’, pour qu’il assure l’indépendance de notre pays », a estimé M. Borloo.

Et d’insister : « La non-transposition par la France de la directive en ce qui concerne ses forces armées se justifie pleinement, car l’état militaire est très spécifique. Disponibles ‘en tout temps et en tout lieu’, prêts à aller jusqu’au sacrifice suprême, astreints à une obligation de discipline et de solidarité renforcée, les militaires
bénéficient d’un statut propre, protecteur des hommes et de la singularité du métier. »

Pourtant, ce n’est pas exactement ce qu’avance l’avocat général de la CJUE dans ses conclusions. « À supposer même que le principe de disponibilité puisse effectivement relever de cette notion d’’identité nationale’, l’interprétation que je suggère […] est suffisamment flexible pour ne pas entraver les ‘activités spécifiques’ des forces armées, en particulier les opérations militaires. Elle n’empêche donc pas la République française ou les autres États membres de disposer librement de leur armée », a-t-il estimé. « En outre, elle ne remet en cause ni le fait qu’un militaire peut, dans ce cadre, être déployé ‘en tout temps et en tout lieu’ si les autorités compétentes l’estiment nécessaire, ni le fait que la disponibilité et l’engagement des militaires doivent être complets lors de pareilles opérations », a-t-il fait observer.

Enfin, l’avocat général admet cependant que, compte tenu de l’engagement des certaines forces armées européennes – et en particulier française – que l’application de la directive 2003/88 « s’avère éminemment complexe » et qu’il « ne saurait être exclu que les contraintes spécifiques résultant de ces multiples engagements et activités nécessitent une disponibilité accrue des militaires ».

Toutefois, rappelle-t-il, le Traité de l’Union eurpéenne « reconnaît la situation militaire particulière de certains États membres, dont la République française fait à l’évidence partie3. Aussi, continue-t-il, « il ne saurait donc être complètement exclu que, du fait de ces circonstances particulières, et compte tenu de la marge d’appréciation qu’il convient de reconnaître aux États membres, l’un d’entre eux puisse démontrer la nécessité de déroger à cette directive dans une mesure supérieure à ce qui est envisagé dans les présentes conclusions, en excluant par exemple, de manière permanente, une partie plus importante de ses forces de cette directive, tout en réévaluant périodiquement la nécessité d’une telle exclusion. »

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