L’activité opérationnelle des forces françaises se trouve dans une situation « préoccupante », déplore le Sénat
Dans son rapport pour avis sur les crédits des forces terrestres qu’elle a rendu en octobre dernier, la députée Sereine Mauborgne avait insisté sur les difficiltés de l’armée de Terre à atteindre les normes d’entraînement fixée par la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25.
Et la parlementaire en avait donné trois causes : la contribution du programme 178 « Emploi et préparation des forces » au financement des surcoûts liées aux opérations extérieures et aux missions intérieure [OPEX/MISSINT], en contravention avec l’article 4 de la LPM, une intensité opérationnelle qui réduit le temps disponible pour l’entraînement et la préparation et l’indisponibilité de certains matériels, « en partie subie pour des raisons de coûts. »
Les sénateurs Olivier Cigolotti et Michelle Gréaume ont fait un constat analogue dans l’avis budgétaire relatif au programme 178 qu’ils viennent de publier à l’occasion de l’examen des crédits de la mission « Défense » pour 2021. Et ils vont même plus loin car, selon eux, la situation de l’activité opérationnelle est « préoccupante » pour les trois armées.
Comme ils le rappellent, l’activité opérationnelle s’évalue en fonction de normes Otan, qui fixent une « référence en termes de savoir-faire, une exigence pour l’intégration de nos moyens nationaux en coalition, c’est-à-dire leur interopérabilité [tant dans le cadre des exercices internationaux, que dans le cadre de déploiements sur les terrains d’opération] et une référence pour la sécurité de nos forces en opération ».
Or, notent les rapporteurs, « alors que les crédits du programme 178 augmentent, l’activité opérationnelle reste inférieure aux objectifs fixés, de près de 10 %. » Et sur les 14 indicateurs d’activité opérationnelle, un seul est devrait être conforme à la norme Otan, à savoir celui servant à mesurer le nombre d’heure de vols des pilotes de chasse de l’aéronautique navale. Et encore, tempèrent-ils, ce « bon résultat doit être nuancé puisque ces mêmes pilotes n’obtiendraient pas le nombre d’heure de vols qualifiés d’appontage de nuit. »
En outre, quatre autres indicateurs devraient se dégrader en 2021, dont les heures de vol des pilotes d’hélicoptères de l’aviation légère de l’armée de Terre [ALAT] et les jours de mer des navires de la Marine affichant plus de 1.000 tonnes de déplacement.
S’agissant de l’armée de Terre, depuis le lancement de l’opération Sentinelle, en janvier 2015, la cible de 90 jours de préparation opérationnelle par militaire n’a plus été atteinte : elle a été réduite à 72 en 2016, puis elle a été portée à 81 jours l’année suivante. Et depuis, cet indicateur ne progresse plus. Et il est attendu à ce qu’il reste au même niveau l’an prochain.
« L’indisponibilité des équipements, la remontée en puissance de la force opérationnelle terrestre [FOT], l’opération Sentinelle et les renoncements qu’elle a impliqués, ainsi que le nombre élevé d’OPEX expliquent en grande partie les difficultés des armées à atteindre le niveau de réalisation des activités et d’entraînement prévu », soulignent M. Cigolotti et Mme Gréaume.
« Les cas de disponibilité insuffisante des équipements de l’armée de Terre ont montré qu’une grande vigilance doit être portée sur les capacités industrielles des acteurs en charge de la maintenance, la résilience et la persistance des chaînes d’entretien des équipements ainsi que la capacité de montée en puissance de ces chaînes et des sous-traitants pour faire face aux besoins des armées », ajoutent les deux rapporteurs.
Quant au niveau d’activité aéroterrestre, il reste inférieur aux objectifs fixés, en raison « d’une performance insuffisante du niveau de soutien industriel [NSI], grevant de 10% les heures de vol sur [hélicoptères] Puma et Tigre ». Si l’activité aérienne a augmenté en 2020, le seuil d’activité financé en métropole pour 2021 a cependant été « abaissé à un niveau plancher de 140 heures pour notamment permettre de répondre aux hausses des coûts de maintien en condition opérationnelle [MCO] des flottes Tigre, Cougar et Caracal suite à la mise en place des marchés de verticalisation. »
S’agissant de la Marine, l’activité opérationnelle souffre de la disponibilité insuffisante des patrouilleurs de haute mer et des chasseurs de mines tripartites [CMT], désormais trop vétustes. Ce qui n’est pas surprenant… Et les deux sénateurs s’inquiétent, au passage, du maintien des savoir-faire dans le domaine de lutte anti-sous-marine, ce qui « nécessite une attention particulière. »
Enfin, l’armée de l’Air & de l’Espace [aAE] fait toujours face à un problème chronique : les plus jeunes équipages souffrent d’un déficit de formation, ce qui fait qu’ils ne peuvent pas être engagés sur un théâtre extérieur, faute d’être qualifiés… alors que « 25% de de l’activité aérienne des unités est réalisée en opérations ».
« L’activité moyenne des équipages de transport est inférieure de 16 points aux prévisions actualisées. La disponibilité réduite des flottes vieillissantes [C-130 H Hercules] n’étant pas encore compensée par la montée en puissance des nouveaux appareils, notamment de l’A400M. L’activité moyenne des pilotes d’hélicoptères est en deçà des prévisions du fait de la vétusté de la flotte Puma et des difficultés rencontrées par le soutien industriel pour le Caracal », expliquent les rapporteurs.
L’un des leviers pour améliorer ces indicateurs est l’Entretien programmé des matériels [EPM]. Ce qui est prévu par la LPM, laquelle a fixé un effort financer de 35 milliards d’euros sur la période 2019-25 [et de 22 milliards pour les années 2019-23]. Soit un effort de 4,4 milliards par an. Or, cet objectif n’a pas été atteint au cours des trois premières années d’exécution de la LPM.
« Les montants inscrits en Loi de finances initiale en 2019, 2020 et 2021 sont inférieurs à l’objectif défini en LPM : soit 4,2 Mds en 2019 et 4 Mds en 2020 et 4,1 Mds en 2021. Les 900 millions d’euros qui n’ont pas été consacrés aux cours des trois premières années d’exécution de la LPM à l’EPM devront s’ajouter aux annuités suivantes de la LPM », font valoir les sénateurs.
En outre, en 2021, les crédits dédiés à l’EPM vont être grevée par d’autres « facteurs », comme la réparation du SNA Perle et la prolongation du SNA Rubis [70 millions d’euros], le surcoût lié à l’utilisation d’aéronefs vieillissants du fait de la livraison des 12 Rafale destinés à la Grèce, la surutilisation des équipements en OPEX ou encore « la mise en oeuvre de la politique de verticalisation des contrats d’EPM, notamment dans le domaine aéronautique ».
Aussi, estiment les rapporteurs, il faudra augmenter les crédits d’EPM d’au moins 2 milliards d’euros à l’occasion de l’actualisation de la Loi de programmation militaire pour remettre les choses en ordre.
« La remontée de l’activité opérationnelle aux normes d’activité de l’Otan a été repoussée à 2025. Cela veut dire que nos soldats ne sont pas assez entrainés par rapport aux standards internationaux, et qu’ils ne le seront pas avant au mieux 2025 », a déploré la commission sénatoriale des Affaires étrangères et de la Défense.
« La discussion du projet de loi d’actualisation de la Loi de programmation militaire […] sera l’occasion d’un rendez-vous de transparence sur ces sujets sensibles », a-t-elle ajouté, alors que son président, Christian Cambon, a dit refuser d’être « mis devant le fait accompli, face à des arbitrages opaques sur lesquels les parlementaires n’auraient aucun droit de regard. »
Photo : © armée de Terre