Peut-on envisager d’accélérer la remontée en puissance des armées? Le général Lecointre en doute…
Publiée en octobre 2017, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale avait établi que le système international hérité de la Guerre froide était en train de s’effacer au profit d’un environnement multipolaire en « profonde mutation », caractérisé par l’instabilité et l’imprévisibilité, ainsi que par l’affirmation militaire de nombre croissant de puissances établies ou emergentes, en particulier dans les régions de l’Indo-Pacifique, du Levant et du Moyen-Orient. Et le tout accompagné de politiques reposant sur le rapport de forces et le fait accompli, dans une logique de « compétition pour l’accès aux ressources et au contrôle des espaces stratégiques », tant matériels qu’immatériels.
L’émergence de nouveaux modes opératoires [comme le concept de « guerre hybride »], les ruptures technologiques et la diffusion de technologies dites nivelantes laissaient présager des conflits plus dures, face à des adversaires potentiellement mieux armés.
Aussi, cette Revue stratégique plaidait-elle en faveur d’un modèle d’armée complet et équilibré, devant disposant « de l’ensemble des aptitudes et des capacités nécessaires pour atteindre les effets militaires recherchés sur la totalité du spectre des menaces et des engagements possibles, y compris les plus critiques. » Ce que traduit l’actuelle Loi de programmation militaire [LPM 2019-25].
Cela étant, les tendances identifiées par ce document se sont depuis accélérées. Les menaces tendent à se multiplier, qui plus est sur des théâtres, voire face à des aversaires, auxquels on n’avait jusqu’alors pas pensé, comme par exemple en Méditerranée.
Si le projet de loi de finances [PLF] 2021 est conforme à la trajectoire financière prévue par la LPM [budget de la mission Défense fixé à 39,21 milliards d’euros, en hausse de +1,7 milliard, ndlr], la question de savoir si cet effort est suffisant dans le contexte actuel peut se poser.
D’autant plus que, en septembre 2018, le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA], avait affirmé que, malgré cette « remontée en puissance », la France aurait « toujours une armée des dividendes de la paix » en 2025, alors que la LPM prévoit un budget de 44 milliards d’euros en 2023.
D’ailleurs, lors de son audition par les députés de la commission de la Défense, le CEMA n’a pas échappé à cette question [posée par Charles de la Verpillière, ndlr]. « Peut-on attendre la LPM suivante pour renforcer encore plus l’effort de défense »?, lui a-t-il en effet démandé.
« C’est une question qui nous tarabuste tous », a d’abord répondu le général Lecointre, avant d’en appeler à l’histoire. Ainsi, a-t-il développé, avant 1914, le haut commandement français savait qu’il n’aurait que très peu de temps pour la mobilisation générale étant donné que le pouvoir politique estimait à l’époque que cela « constituerait le signe d’une politique belliciste » et « ferait porter la charge de la déclaration de guerre sur la France » dans le cas d’une confrontation avec l’Allemagne. Aussi, les autorités militaires avaient-elles « anticipé les moyens d’un regroupement et d’un engagement très rapides des régiments qui seraient constitués sur le front », a-t-il relevé.
Puis, durant l’entre-deux-guerres, a continué le CEMA, « on a vu les difficultés qu’il y avait à faire remonter en puissance l’armée française, avec une décision sans doute tardive de se lancer dans une industrie et une économie de guerre pour faire face à un ennemi qui, pourtant, était bien visible. » Or, a-t-il poursuivi, « aujourd’hui, nous avons évidemment la même difficulté. »
Pour autant, et alors que l’éventualité d’un conflit entre États n’est plus exclue, que les responsables militaires ne cessent d’évoquer des combats de « haute intensité » [une « option probable », disent-ils] et qu’il a lui-même dit que « l’histoire nous apprend que le risque le plus grave est souvent celui qu’on n’imagine pas ou celui qu’on ne veut pas voir venir, par confort intellectuel, par idéologie ou par manque de courage », le général Lecointre doute de la capacité des armées françaises à assurer une remontée en puissance qui serait « trop rapide ».
L’anticipation que l’on peut faire devant la dégradation accélérée de la situation géopolitique est un « sujet de réflexion politique » et c’est aussi un sujet pour lequel l’état-major « saisit des occasions de micro-aménagements dans des domains qui nous paraissent émerger très rapidement et qui ont des traduction immédiates sur le champ de bataille » alors que nous « n’en avions pas anticipé le besoin lorsque nous avons construit la Loi de programmation militaire », a estimé le CEMA.
« Au-delà d’une décision de nature politique et d’une prise de conscience de toute la Nation […], je pense qu’il faut que nous mesurions aussi la capacité qu’ont les armées à monter en puissance », a dit le général Lecointre.
Car, a-t-il développé, « on ne peut pas, si rapidement que cela, augmenter l’effort de défense. Nous sommes passés d’un peu plus de 32 milliards d’euros en 2017 à plus de 39 milliards d’euros pour la loi de finances 2021. La réalité est qu’il faut être capable de dépenser cet argent, avoir un système industriel qui a la capacité de produire les équipements et il faut que nous ayons la capacité à produire de la ressource humaine formée et entraînée. Et tout cela prend du temps. » Et sur ce point, il est vrai qu’il ne servirait à rien d’avoir 18 navires de premier rang et 2 porte-avions si la Marine nationale n’a pas assez de marins pour les mettre en oeuvre [cela étant, tel était peu ou prou son format en 1990… avec, en sus, une vingtaine de sous-marins].
« L’effort que nous faisons est important aujourd’hui et il est à la portée des armées […] parce qu’il est porté par la mise en ordre de marche de la totalité du ministère. Mais je ne suis pas certain que nous soyons capables d’avoir une courbe qui soit à ce point accélérée. Aujourd’hui, si on veut respecter les marches à 3 milliards qui sont dans la LPM à partir de 2023 jusqu’en 2025, il faut de l’anticipation. Anticipation des cibles et des appareils industriels qui permettront de réaliser cet engagement et cette dépense à l’horizon considéré de telles ressources », a déclaré le général Lecointre.
« Je livre à votre réflexion cette question : est ce que nous serions capables aujourd’hui d’aller beaucoup plus vite dans la remontée en puissance? Je n’en suis pas absolument certain », a confié le CEMA aux députés.
Cela étant, a-t-il continué, « il faut savoir ce que l’on veut et savoir comment on le fait » car « autant les armées […] ont beaucoup de difficultés à s’accoutumer des à-coups décisionnels et ds retours en arrière, autant une accélération brutale décidée sous la pression des événements est en réalité impossible. Cela doit peut-être nous inquiéter mais cela doit surtout nous rendre très attentifs à l’évolution du monde qui vient et à la nécessaire anticipation des décisions de nature politique », a conclu le général Lecointre.