Général Lecointre : « L’histoire nous apprend que le risque le plus grave est celui qu’on ne veut pas voir venir »

Lors d’un récent déplacement à l’École navale, l’amiral Pierre Vandier, le chef d’état-major de la Marine nationale [CEMM], a prévenu les futurs officiers qui entament leur formation. « Être officier, c’est donner du sens à l’action, c’est fédérer les énergies et avoir le souci de chacun. Aujourd’hui, vous entrez dans une marine qui va probablement connaître le feu à la mer, vous devez vous y préparer! », leur a-t-il lancé.

Ces dernières années, les navires de la Marine nationale ont été engagés dans des missions au cours desquelles certains ont eu à ouvrir le feu, comme lors de l’intervention en Libye [2011] ou à l’occasion de l’opération Hamilton, contre le programme chimique syrien [avril 2018]. Mais à aucun moment ils n’ont eu à se mesurer avec une force navale digne de ce nom. Cela pourrait-il se produire à l’avenir? En tout cas, les propos de l’amiral Vandier le laissent entendre, d’autant plus que les principaux responsables militaires français évoquent régulièrement les risques d’un affrontement majeur, voire de conflits de haute intensité.

Le prédécesseur de l’actuel CEMM, l’amiral Christophe Prazuck, avait ainsi prévenu, lors d’une audition parlementaire, en 2018. « L’hypothèse tactique d’une confrontation en haute mer redevient réaliste », avait-il dit, évoquant le scénario possible d’un combat en haute-mer que « l’on a totalement perdu de vue depuis la fin de la Guerre froide ». Une telle issue « redevient plausible au regard des efforts intenses de certains pays émergents pour se doter d’une marine qui puisse concurrencer les marines européennes ou américaines », avait-il ajouté.

Les chefs d’état-major de l’armée de Terre [le général Thierry Burkhard] et de l’armée de l’Air & de l’Espace [le général Philippe Lavigne] sont sur la même ligne. Le premier vient de publier une nouvelle vision stratégique afin de préparer ses troupes à un conflit de haute intensité et leur permettre de faire face à l’évolution de la conflictualité. Quant au second, il plaide pour redonner de la « masse » aux forces aériennes, soulignant que les « politiques de puissance de certains États conduisent à reconsidérer la possibilité d’une confrontation avec des adversaires comparables à nous, notamment dans le cadre de conflits régionaux. »

Le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA], aborde régulièrement ce sujet quand l’occasion lui en est donnée. Comme en novembre 2019, devant les députés de la commission des Affaires étrangères. Ainsi, avait-il dit, un type de conflit à ne pas écarter serait celui d’une « guerre classique, qui peut faire s’affronter bloc à bloc des puissances qui y consacreront toutes leurs capacités et toutes leurs richesses. » Et d’ajouter : « à la fin de la Guerre Froide, alors que l’on se souciait essentiellement de percevoir les dividendes de la paix, on a pensé que cette perspective était définitivement écartée. Or, elle ne peut pas l’être ».

Dans le dernier hors-série du magazine spécialisé DSI, le général Lecointre a détaillé les menaces « majeures » qui pèsent sur la France.

« Les risques et les menaces sont devenus multiples, complexes et souvent hybrides. […] Il est donc difficile d’identifier précisément lesquels des risques ou des menaces seraient les plus prééminents. En réalité, il convient d’identifier les risques les plus probables et les menaces les plus dangereuses », a commencé par dire le général Lecointre.

« Le risque le plus dangereux est celui du retour d’un conflit de haute intensité dans lesquel seraient impliqués les États-puissances », a continué le CEMA. « La principale menace militaire pour la France reste toutefois la menace terroriste internationale, qui disséminerait ses métastases en France », a-t-il poursuivi, estimant en outre que l’on ne peut « pas non plus sous-estimer le risque d’une crise régionale qui dégénérerait dans notre voisinage ou dans nos zones d’intérêt, avec des impacts directs sur le territoire national. »

Cela étant, pour le général Lecointre, « l’histoire nous apprend que le risque le plus grave est souvent celui qu’on n’imagine pas ou celui qu’on ne veut pas voir venir, par confort intellectuel, par idéologie ou par manque de courage. » Aussi, plaide-t-il, « nous devons être prêts à affronter tous les scénarios, avec lucidité et détermination. »

Par ailleurs, le CEMA a également abordé le thème de la « guerre informationnelle », qui est l’un des aspects de l’évolution de la conflictualité. Cependant, cela n’est pas nouveau. Ainsi, par exemple, à la lecture du livre de l’historien François Roth sur la guerre de 1870 [*], qui commença par un différend sur la succession au trône d’Espagne pour se terminer par l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne prussienne, on s’aperçoit que la diffusion de « fausses nouvelles » en fut l’un des aspects, Bismarck s’étant montré particulièrement habile dans ce domaine…

« Le champ de bataille informationnel constitue effectivement un enjeu croissant. Il façonne les opinions publiques et donc les décisions politiques. Il s’appuie sur l’essor des réseaux sociaux et sur leur propension à relayer de ‘fausses nouvelles’ et à propager les ‘infodémies' », explique le général Lecointre. « La crise sanitaire a rappelé au grand public que certains compétiteurs stratégiques [à savoir la Russie et la Chine, que le CEMA s’est gardé de citer] n’hésitaient pas à s’engager sur ce terrain [celui de la guerre informationnelle, ndlr] », a-t-il poursuivi.

D’où le problème énoncé par le général Lecointre. « Comment contrer des ingérences extérieures fondées sur des mensonges ou des contre-vérités, sans interférer avec la richesse du débat national », a-t-il demandé.

« De manière plus générale, la vulnérabilité croissante de nos sociétés aux attaques et aux manipulations informationnelles tient surtout au glissement que nous observons depuis des décennies, de la démocratie à la démocratie d’opinion, puis de la démocration d’opinion à la démocration d’émotion », a estimé le CEMA.

Aussi, « si les armées ont un rôle à jouer dans la lutte contre les manipulations informationnelles qui constituent aujourd’hui un nouvel instrument de conflictualité, c’est avant tout à nos sociétés elles-mêmes de s’éduquer à l’analyse de l’information dont elles se nourrissent et à la maîtrise de leurs émotions collectives », a-t-il conclu. Vaste programme!

[*] La guerre de 1870, François Roth – Fayard

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