L’étrange arrestation de mercenaires de la société militaire privée russe Wagner en Biélorussie

En 1999, la Russie et la Biélorussie signèrent un traité prévoyant d’établir une confédération entre les deux pays, ultime étape avant leur fusion. Vingt ans plus tard, les discussions visant à relancer ce processus se soldèrent par des déclarations d’intention et la promesse de nouvelles « feuilles de route ». Or, l’unification des deux pays aurait permis à Vladimir Poutine de se maintenir au Kremlin, la Constitution russe ne l’autorisant alors à exercer que deux mandats consécutifs [c’est d’ailleurs la raison laquelle elle vient d’être modifiée…].

Pour Alexandre Loukachenko, inamovible président de la Biélorussie depuis 1994, une telle union aurait abouti à confier tous les leviers du pouvoir à la Russie. Ce qu’il n’était évidemment pas prêt à accepter. « Si quelqu’un veut nous détruire et nous forcer à devenir un sujet de la Russie, cela n’arrivera jamais », s’était-il même emporté, lors d’une conférence de presse. Aussi avait-il proposé d’ouvrir une « nouvelle page » dans les relations de Minsk avec Washington, ce qui fut très modérément apprécié à Moscou…

Quoi qu’il en soit, après avoir agité la carotte, la Russie mania le bâton. En janvier, suite à l’échec des discussions sur l’intégration des deux pays, Moscou décida de revoir la fiscalité avantageuse dont bénéficiait Minsk sur les importations de pétrole russe, vitales pour son économie.

En effet, jusqu’alors, via l’oléoduc Droujbala [amitié], la Biélorussie achetait 24 millions de tonnes de brut à la Russie, dont 6 millions pour ses propres besoins, le reste étant raffiné et exporté vers l’Europe. De quoi remplir substantiellement ses caisses… En février, MM. Poutine et Loukachenko se retrouvèrent à Sotchi, pour évoquer ce dossier entre une partie de hockey sur glace et des descentes à ski.

À cette occasion, le président biélorusse assura que les relations entre son pays et la Russie restaient « inébranlables » tout en rappelant, toutefois, que Moscou aurait beacoup à perdre en affaiblissant l’économie de la Biélorussie. Mais la position russe ne changea pas d’un iota.

« Il y avait une demande de la partie biélorusse pour l’octroi de réductions [sur le pétrole]. Si nous faisons cela, il sera nécessaire d’introduire une régulation étatique du marché du pétrole, ce que nous ne pouvons pas faire », expliqua Dmitri Kozak, chef adjoint de l’administration présidentielle russe. Et d’ajouter : « Nous aiderons les entreprises russes et biélorusses à signer des accords commerciaux sur les livraisons de pétrole. »

Quoi qu’il en soit, la Biélorussie décida de diversifier ses approvisionnements, en se tournant vers la Norvège, l’Azerbaïdjan, l’Arabie Saoudite et… les États-Unis. Ces derniers ne manquèrent pas de saisir la balle au bond, en proposant de lui fournir « 100% du pétrole » dont elle a besoin. « Tout ce que vous avez à faire, c’est nous appeler », lança Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine.

Début août, une cargaison de 80.000 tonnes de pétrole américain doit ainsi arriver en Biélorussie [via la Lituanie et un pipeline]. Cela a-t-il contribué à un assouplissement de l’attitude de la Russie? Le 14 juillet, à l’issue d’une rencontre avec son homologue russe, Mikhaïl Michoustine, le Premier ministre biélorusse, Roman Golovchenko, a annoncé un accord dans le domaine de l’énergie nucléaire ainsi qu’un autre sur les « paiements de la livraison de sources d’énergie » [le pétrole].

Spécialiste des questions pétrolières à l’Institut de relations internationales et stratégiques [IRIS], Francis Perrin a expliqué à Libération que la volonté de Minsk de diversifier ses approvisionnements pétroliers n’était pas une « manoeuvre tactique de long terme. » Ainsi, a-t-il dit, « la Biélorussie veut montrer à Moscou qu’elle n’a pas oublié ce qu’il s’est passé en janvier, sans toutefois la fâcher. C’est un équilibre, mais il est fragile. »

De la relation avec la Russie dépend donc la survie de l’économie biélorusse… ainsi que, sans doute, celle du président Loukachenko. Or, ce dernier va se présenter une nouvelle fois à sa propre succession le 9 août. Une simple formalité, peut-on penser, étant donné la répression dont sont victimes ses opposant.

Ainsi, Sergueï Tikhanovski, militant anti-corruption, a aussi été mis à l’ombre, pour « menace à l’ordre public ». C’est désormais son épouse, Svetlana Tikhanouskaïa, qui repris le flambeau.

Autre opposant, Viktor Babaryko a été mis sous les verrous car soupçonné d’être à la tête d’un « groupe organisé » accusé de « fraudes » et de « blanchiment d’argent », via la banque Belgazprombank, filiale du géant gazier russe Gazprom, qu’il a dirigée. Le 14 juillet, sa candidature a été écartée par la commission électorale.

Le président Loukachenko n’a pas pris de gant à l’égard de M. Babaryko, l’accusant d’être manipulé par des « marionnettistes russes ». Et d’assurer que son gouvernement avait mis en échec un complot visant à susciter des manifestations en Biélorussie, de la même nature que celle qui eurent lieu sur la place Maïdan, à Kiev [Ukraine], en 2014. D’ailleurs, en juin, il a accusé la Russie et la Pologne d’ingérences. Sans toutefois préciser ce qu’il reprochait à Varsovie, il a évoqué des « fake news » diffusées par le voisin russe

La Russie « ne s’est pas ingérée, ne s’ingère pas et ne s’ingèrera jamais dans les processus électoraux des autres, en particulier les processus électoraux de notre allié Biélorusse », a réagi Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin.

Cela étant, les difficultés économiques ne peuvent qu’alimenter le mécontentement au sein de la population biélorusse. « Le secrétaire d’État [du conseil de sécurité] Andreï Ravkov a raison lorsqu’il dit que toutes les guerres modernes commencent par des manifestations de rue, des rassemblements et des révolutions de type Maïdan. S’il n’y a pas assez de gens ici pour prendre part à de telles révolutions, ils les amèneront de l’étranger », a d’ailleurs déclaré M. Loukachenko, le 24 juillet.

C’est donc dans ce contexte qu’une bien curieuse affaire vient d’éclater. Le 29 juillet, les autorités biélorusses a indiqué que groupe Alpha du KGB local venait d’arrêter, dans un hôtel des environs de Minsk, 32 « mercenaires » travaillant pour la société militaire privée russe « Wagner », laquelle a ses entrées au Kremlin. Citant une source policière, l’agence Belta, qui a publié leurs noms, surnoms et dates de naissance, a précisé qu’ils feraient partie d’un groupe de 200 membres entrés en Biélorussie à afin de déstabiliser le prochain scrutin présidentiel.

Ayant convoqué un conseil de sécurité, le président Loukachenko a demandé des explications à la Russie. « J’ai examiné comment les Russes réagissent, comment ils trouvent des excuses. Ils vont presque jusqu’à dire que nous les avons amenés ici. Il est clair qu’ils doivent justifier d’une manière ou d’une autre leurs sales intentions », a-t-il dit. « Si ce sont des citoyens russes – et si je comprends bien, c’est le cas, comme ils ont été interrogés -, il faut alors s’adresser immédiatement aux instances russes compétentes pour qu’elles expliquent ce qui se passe », a-t-il insisté.

Seulement, dans ce genre d’affaire, il n’est pas d’usage de filmer l’arrestation d’agents étrangers, sauf à des fins de propagande [ou de « communication »] Or, ce qui ce qui a été fait lors de l’interpellation de ces mercenaires.

En outre, si certaines identités révélées par l’agence Belta correspondent à celles contenues dans la base de données ukrainiennes « Peacemaker« , qui recense les mercenaires russes ayant été combattu dans le Donbass, les images de leur arrestation suggèrent qu’ils étaient en transit à Minsk… On peut y voir des documents écrits en arabes, des manuels d’instruction militaire, des passeports, des équipements pour combattre dans les pays chauds, des liasses de dollars ainsi que des livres soudanaises [dont on imagine la difficulté à échanger en Biélorussie…]. Mais pas d’armes.

Aussi, cette affaire suscite-t-elle quelques interrogations. Ces mercenaires du groupe Wagner préparaient-ils un mauvais coup en Biélorussie? Étaient-ils en transit à Minsk avant de partir en Libye, en Syrie ou au Soudan [ou d’en revenir] pour y être placé en quarantaine à cause de la covid-19? Si oui, les autorités biélorusses étaient-elles au courant? Leur arrestation est-elle un moyen pour M. Loukachenko de montrer qu’il tient tête à la Russie? Dans ce cas, l’a-t-il fait avec la « bénédiction » de Moscou?

Photo : capture d’écran

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