Le Sénat veut rendre « irréversible » le projet de Système de combat aérien du futur

En juillet 2017, Emmanuel Macron et Angela Merkel annoncèrent le lancement de deux coopérations majeures dans le domaine de l’armement, à savoir le Système de combat aérien du futur [SCAF], confié à la France, et le « char du futur » [Main Groud Combat System – MGCS], devant être développé sous l’égide de l’Allemagne.

Le SCAF est un « système de systèmes » dont la pièce maîtresse sera le New Generation Fighter [NGF], c’est à dire un nouvel avion de combat appelé à remplacer, à partir de 2040, les actuels Rafale et autres Eurofigter Typhoon. Cet appareil évoluera aux côtés d’effecteurs déportés [ou « remote carriers »], capables de leurrer, voire de saturer les défenses adverses, de collecter du renseignement ou encore de mener des missions de guerre électronique. Et cela grâce à un « cloud de combat », qui permettra par ailleurs de connecter plusieurs plateformes différentes [aéronefs, satellites, drones, etc] entre-elles.

Depuis l’annonce faite par M. Macron et Mme Merkel, Dassault Aviation et Airbus Defence and Space ont conclu un accord de coopération, les exigences opérationnelles communes à la France et à l’Allemagne ont été définies [HCORD – High level command operations requirements document], des lettres d’intention ont été signées et l’Espagne a rejoint ce programme.

Puis, une première étude commune de concept, d’une valeur de 65 millions d’euros, a été confiée à Dassault Aviation et à Airbus afin de « conceptualiser les différentes capacités du SCAF et à jeter les bases de leur définition et industrialisation future, en vue d’une capacité opérationnelle complète à l’horizon 2040 » tandis que Safran Aircraft Engines et MTU Aero Engines ont jeté les bases de leur coopération. Et l’accord-cadre relatif au programme SCAF a été signé par la France, l’Allemagne et l’Espagne à l’occasion du salon de l’aéronautique et de l’espace du Bourget, en juin 2019.

Enfin, une autre étape, déterminante, a été franchie en février 2020 avec la signature d’un contrat de 155 millions d’euros pour la phace 1A du programme, ce qui ouvre la voie à la mise au point d’un démonstrateur. Seulement, le Bundestag [chambre basse du Parlement allemand] a traîné les pieds pour autoriser le lancement, pourtant très attendu, de cette phase. En effet, ce dernier a son mot à dire pour chaque investissement supérieur à 25 millions d’euros. Aussi est-il en mesure de bloquer ce projet s’il estime qu’il ne va pas dans le sens qu’il souhaite…

Or, les élus du Bundestag craignent que le SCAF fasse une part trop belle à l’industrie aéronautique française au détriment de celle d’outre-Rhin [en revanche, que les industriels allemands puissent avoir la mainmise sur le MGCS aux dépens de leurs homologues française ne semble pas les empêcher de dormir…].

« Les Allemands redoutent l’influence et le poids d’un complexe militaro-industriel français expérimenté. Mieux encore, il semble qu’ils n’aient pas la même compréhension que nous des enjeux de l’autonomie stratégique. Les Français, quant à eux, interprètent l’attitude des Allemands comme l’expression d’une volonté de développer prioritairement leur industrie nationale et acquérir de nouvelles compétences afin de préserver les emplois et soutenir leur tissu industriel », a ainsi relevé la sénatrice Hélène Conway-Mouret, lors de l’examen en commission d’un rapport sur le SCAF [.pdf], co-écrit avec Ronan Le Gleut.

La crainte de la France n’est pas infondée : ainsi, comme le rappelle M. Le Gleut, le « Bundestag a conditionné son accord pour le contrat de février dernier à la définition par le gouvernement allemand des ‘technologies-clés nationales’ qui devront être totalement disponibles pour l’Allemagne. » Et d’ajouter : « Nous savons que ce pays veut monter en puissance sur l’aéronautique et le spatial mais la philosophie d’un tel programme n’est pas de permettre un rattrapage technologique. »

Mais, plus généralement, étant donné que d’autres investissements seront évidemment nécessaires par la suite [il est question d’un coût prévisionnel de 4 milliards d’euros d’ici 2026 pour le démonstrateur, puis de 8 milliards d’ici 2030], le SCAF sera donc à la merci du Bundestag. Et donc à d’éventuels retards, voire blocages. Ce qui ne pourrait qu’être préjudiciable tant au niveau capacitaire [dont opérationnel] qu’économique. En outre, cela peser le risque d’un abandon du programme, ce dernier n’étant pour le moment pas irréversible.

« Le SCAF est essentiel et structurant pour les prochaines décennies. L’engagement financier actuel, avec un premier contrat de 65 millions d’euros pour l’Étude de concept commun puis
un second contrat de 155 millions d’euros pour la phase 1A du développement du démonstrateur, reste pourtant trop limité pour prévenir tout retour en arrière », soulignent en effet Mme Conway-Mouret et M. Le Gleut.

Aussi, poursuivent-ils, comme « les négociations, qui ont abouti à l’accord franco-allemand sur la première phase du programme, ont été laborieuses », la « vigilance reste de mise pour que le programme ne connaisse pas de blocage définitif ou de retard trop important. Dans ce contexte, les douze prochains mois seront cruciaux pour trouver un nouvel accord, notamment sur la question de la propriété industrielle et sur le pilier ‘furtivité’, et accélérer la mise en œuvre du programme. »

D’où les propositions que les deux sénateurs ont formulées dans leur rapport. La principale consiste à « privilégier la signature début 2021 d’un contrat-cadre global pour poursuivre le développement du démonstrateur du SCAF jusqu’en 2025/2026, plutôt qu’une succession de contrats exigeant une validation politique réitérée. »

« Le programme ne résistera pas à des blocages et des retards à répétition. C’est pourquoi nous prônons la signature d’un contrat-cadre global en début d’année prochaine, pour engager les financements nécessaires aux phases ultérieures du développement du démonstrateur, ce qui aura pour conséquence de rendre ainsi le programme quasi-irréversible. Il s’agit de passer de l’ordre de la centaine de millions à celui du milliard d’euros », a expliqué Mme Conway-Mouret en commission.

Cela étant, il n’est pas certain qu’une telle mesure soit applicable, au regard des principes parlementaires allemands…

La seconde proposition vise à « améliorer la compréhension réciproque entre les trois partenaires [France, Allemagne et Espagne] ainsi qu’à « définir et publier une ‘stratégie industrielle conjointe de défense’ comportant une programmation prévisionnelle des projets conjoints. » Ce qui pourrait limiter le risque de blocage de la part du Bundestag.

Enfin, Mme Conway-Mouret et M. Le Gleut plaident pour une accélération du SCAF dans le cadre des « plans de relance de l’activité économique postcoronavirus », afin qu’il puisse être opérationnel avant 2040. Cela permettrait de « griller la politesse » au projet britannique « Tempest » et donc de lui damer le pion à l’exportation. Et justement, s’agissant de cette question, les deux parlementaires proposer d’inciter l’Allemagne à signer avec l’Espagne « un accord relatif aux exportations d’armements similaire à celui signé avec la France. »

Cependant, il faudrait que ces propositions puissent trouver rapidement un écho favorable… Car le fenêtre de tir est réduite en raison des calendriers électoraux de part et d’autre du Rhin, avec des échéances en 2021 en Allemagne et en 2022 en France. Les prochaines « élections législatives allemandes […] introduisent un élément d’incertitude supplémentaire. Nous devons en être conscients.

Si jamais cette coopération européenne devait capoter, que se passerait-il? D’après Mme Conway-Mouret, les industriels français ont dit être capables de réaliser le SCAF seuls. Si ces derniers ont effectivement les savoir-faire nécessaires, il n’en reste pas moins que les coûts d’un tel programme sont trop importants pour être supportés par un seul pays [des estimations établissent une fourchette allant de 50 à 80 milliards d’euros, contre 40,7 milliards pour le programme Rafale], en raison de sa complexité technologique [futivité, moteurs plus puissants, connectivité, intelligence artificielle, etc]. En outre, a souligné la sénatrice, ce projet a une dimension politique dans la mesure où il offre « l’opportunité de faire avancer la défense européenne » et de « développer standards d’interopérabilité » propres aux Européens.

Illustration : MBDA

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