Cybersécurité : Quelle place pour le groupe chinois Huawei dans les réseaux 5G français?
D’après une dépêche publiée par Reuters le 13 mars, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information [ANSSI] était alors sur le point de donner des avis favorables aux demandes d’opérateurs de télécommunications l’ayant sollicitée pour utiliser des équipements du groupe chinois Huawei dans le cadre du déploiement des réseaux 5G en France.
Et cela, conformément à la loi n° 2019-810 du 1er août 2019 visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l’exploitation des réseaux radioélectriques mobiles et au décret n° 2019-1300 du 6 décembre 2019 relatif aux modalités de l’autorisation préalable de l’exploitation des équipements de réseaux radioélectriques.
Cependant, selon les confidences faites à l’agence de presse britannique par deux sources au fait du dossier, le feu vert que s’apprêtait à donner l’ANSSI ne concernait que les parties dits « non sensibles » du réseau afin de réduire les risques en termes de sécurité. « Ils ne veulent pas interdire Huawei mais le principe est : ‘il faut les sortir des coeurs de réseau », avait expliqué l’une d’elles.
Cette position était conforme à celle affichée par Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie. Il est « parfaitement compréhensible qu’on puisse à un moment ou à un autre privilégier un opérateur européen » mais « si Huawei a une meilleure offre à présenter à un moment ou à un autre du point de vue technique, d’un point de vue de prix, il pourra avoir accès à la 5G en France », avait-il affirmé en février.
En revanche, avait ajouté M. Le Maire, « s’il y a des installations critiques, des installations militaires, des zones nucléaires à proximité, nous mettrons un certain nombre de restrictions pour protéger nos intérêts de souveraineté. »
La question est en effet cruciale. Fondé par un ancien officier de l’Armée populaire de libération [APL], le groupe Huawei est soupçonné d’entretenir des liens étroits avec le gouvernement chinois. D’ailleurs, une loi entrée en application en 2017 l’oblige à coopérer avec les services de renseignement chinois. D’où les réticences à voir ses équipements être installés près de lieux sensibles…
Mais, dans le même temps, les produits proposés par Huawei sont compétitifs par rapport à ceux mis sur le marché par les européens Nokia et Ericsson. Aussi suscitent-ils l’intérêt de certains opérateurs français, comme Altice France [SFR] et Bouygues Telecom, ce dernier ayant menacé d’attaquer l’État en justice si le groupe chinois devait être banni du réseau français de 5G.
Dans un entretien donné au quotidien Les Échos, en janvier, le directeur de l’ANSSI, Guillaume Poupard, avait déclaré : « Si nous laissons les opérateurs tout faire seuls, les questions de sécurité et de souveraineté ne seront pas prises en compte. » Or, avait-il ajouté, « demain toutes les entreprises vont utiliser le réseau 5G. S’il dysfonctionne, cela va poser des problèmes monstrueux de sécurité et au plan économique. On ne veut pas être dépendant de gens qui pourraient couper nos réseaux télécoms. Dans trois ou quatre ans, couper la 5G reviendra à couper le courant en matière d’impact. »
Et, dans ces conditions, le risque que cela puisse se produire est plus élevé avec un équipementier sujet à des pressions de son gouvernement, comme est susceptible de l’être Huawei. « Je sais qu’un pays membre de l’Union européenne ne va pas faire pression sur Nokia ou Ericsson pour éteindre les réseaux en France », avait assuré M. Poupard dans les colonnes du journal économique.
Depuis, l’ANSSI n’a apparemment donné aucun feu vert sur les équipements estampillés Huawei… Et l’épidémie de Covid-19 a fait passer ce débat au second plan. Enfin presque… Car, au Royaume-Uni, dont l’approche dans ce domaine était similaire à celle défendue par le gouvernement français, la pression américaine est forte pour exclure totalement le groupe chinois des réseaux 5G britanniques. Ainsi, il est question d’un retrait partiel des troupes américaines présentes de l’autre côté de la Manche….
En outre, compte-tenu de la crise économique provoquée par les mesures prises pour contenir l’épidémie, Bouygues Telecom n’est plus pressé d’aller de l’avant dans ce dossier. Fin mai, il a demandé un nouveau report des enchères devant permettre d’attribuer les dernières fréquences, estimant que la 5G n’était « pas la priorité du pays » dans le contexte de crise actuel.
Lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le directeur de l’ANSSI a évidemment été interrogé sur la place du groupe Huawei dans les réseaux 5G français. « Il est important de se rappeler que nous n’avons pas d’amis dans ce domaine et que nous pouvons donc être ciblés par nos alliés comme par nos ennemis », a d’abord fait remarquer M. Poupard aux députés.
« Bien que non déclarée, la guerre cyber, froide ou chaude, est forte entre ennemis et alliés. Dans ce contexte, deux cercles se dessinent, le premier englobant les nations capables d’assurer leur souveraineté numérique, c’est-à-dire les États-Unis, la Chine, la Russie et Israël, et un second avec les pays en quête de protection par le biais de l’Otan ou d’autres alliances. Ainsi que dans d’autres domaines de défense comme la dissuasion – et on notera que les pays cités sont également des puissances nucléaires – nous avons les moyens d’appartenir au premier cercle », a ensuite expliqué M. Poupard… en oubliant d’évoquer le Royaume-Uni.
Aussi, « l’enjeu pour la France est de jouer dans le cercle des grands, grâce à une volonté politique constante de souveraineté prenant appui sur une base industrielle forte. Nous nous employons avec les États membres de l’UE intéressés et la Commission européenne à combiner une souveraineté nationale avec une autonomie stratégique européenne », a continué le directeur de l’ANSSI.
Quant aux infrastructures, « certains équipementiers et acteurs non européens » comme Huawei, « sont plus à risque que d’autres », a souligné M. Poupard. Aussi, « au regard de l’exigence de souveraineté, […] l’État doit avoir son mot à dire sur le déploiement de ce type d’équipement. L’enjeu est de permettre le développement des réseaux 5G dans des conditions économiques acceptables pour les opérateurs, sans renoncer à notre souveraineté ni à la sécurité à long terme des réseaux », a-t-il expliqué. Et « cela concerne toutes les infrastructures numériques comme les datacenters ou encore les câbles. Nous ne pourrons être souverains sans une certaine maîtrise de ces infrastructures », a-t-il précisé.
Ayant établi un parallèle avec la conception des systèmes d’armes, qui montre que « la souveraineté technologique ne consiste pas à faire tout nous-mêmes » mais « à concevoir une architecture sûre et maîtrisée, puis à distinguer, parmi les différentes briques élémentaires, celles qui doivent être développées en confiance », M. Poupard a estimé que, dans le domaine des télécoms, la « question est de savoir ce que nous devons maîtriser et ce que nous pouvons acheter, y compris à Huawei. »
« Nous ne sommes pas capables de tout faire », a répété le directeur de l’ANSSI. « Mais nous sommes capables de progresser sur la ligne de crête qui doit nous permettre de nous maintenir dans le premier cercle des pays souverains », à condition de « renoncer aux solutions internationales faciles d’emploi et d’accès, et souvent moins coûteuses, au moins au début… », a-t-il dit. Car, a-t-il conclu, « si, lors de la construction de la dissuasion, on avait choisi le meilleur rapport qualité/prix à court terme, nous n’aurions certainement pas développé toutes les industries dont nous bénéficions aujourd’hui. »