Les Alliés appelés à protéger leurs industries et infrastructures stratégiques des « adversaires » de l’Otan

La crise de la dette de la zone euro, en 2010, fut une aubaine pour la Chine, qui, deux ans plus tôt, avait réussi à traverser celle dite des subprimes sans trop de dommages. D’ailleurs, cela lui permit d’investir massivement en Europe, en particulier dans des secteurs stratégiques, tels que la finance, les télécommunications, les transports, l’énergie ou bien encore les ressources naturelles.

Il est estimé que la Chine a déboursé 145 milliards d’euros pour mettre la main sur des infrastructures et des entreprises européennes entre 2010 et 2019, les investissements les plus importants ayant été faits durant la première partie de cette décennie. Plusieurs pays, notamment du sud de l’Europe, pressés par leurs créanciers et contraints par les règles budgétaires de l’Union européenne, y ont vu un moyen de remplir facilement leurs caisses.

Ainsi, en Grèce, des investisseurs chinois ont fait main basse sur des infrastructures portuaires, comme celles du Pirée, qui font partie des plus importantes du bassin méditerranéen. Au Portugal, les privatisations menées dans le cadre du programme d’ajustement économique de l’UE et du Fonds monétaire international ont largement profité à la Chine, qui a signé 45% des opérations.

En France, le groupe chinois Casil racheta l’aéroport de Toulouse en 2015 [il l’a revendu à Eiffage quatre ans plus tard]. Dans le même temps, alors en difficulté, Peugeot SA ouvrit son capital à Dongfeng quand Club Med passa sous le pavillon du conglomérat Fosun International. Outre-Rhin, le chinois Midea fit main basse sur Kuka Robotics, le géant allemand de la robotique industrielle.

En mars 2019, sous l’impulsion de Luigi di Maio, alors vice-président du Conseil des ministres, l’Italie signa 29 accords sectoriels avec la Chine, avec, à la clé, des contrats assurés pour 7 milliards d’euros… et des financements pour moderniser et développer les ports de Gênes et de Trieste, points d’entrées en Europe de la « route pour la soie. » Ce qui n’est pas anodin… Comme les Australiens ont pu le constater avec le port de Darwin.

Enfin, l’Europe centrale et orientale n’est pas insensible aux appels du pied de la Chine, avec la création, en 2011, du Forum commercial et économique dit 16+1. Et, en 2016, par exemple, CEFC China Energy réalisa des investissements importants en République tchèque, notamment dans les domaines du transport aérien et des médias. Et le fondateur de ce groupe chinois, Ye Jianming, devint même le conseiller économique de Miloš Zeman, le président tchèque,

Ces investissements servent plusieurs objectifs. Outre l’intérêt purement économique, ils permettent à la Chine [qui, par ailleurs, verrouille son marché] d’avoir accès à des technologies de pointe [en mettant la main sur des brevets], à donner du lustre à son industrie [via le rachat de marques] et à gagner en influence, les pays européens « cibles » étant moins enclin à critiquer la politique chinoise, quand ils ne s’alignent pas sur cette dernière.

Ce qui n’est pas sans conséquence au niveau de l’Union européenne, que Pékin est soupçonné de vouloir dynamiter par sa politique d’investissement. C’est d’ailleurs ce qu’a reproché à demi-mots le président Macron à son homologue chinois, Xi Jinping lors de sa venue en France, en mars 2019, en lui demandant de « respecter l’unité de l’Union européenne ».

Seulement, l’épidémie de Covid-19 ayant mis les indicateurs économiques de la plupart des pays européens dans le rouge, beaucoup d’entreprises vont être – si elles ne le sont pas déjà – fragilisées, certaines étant cotées sur les marchés financiers ayant vu leur capitalisation financière dégringoler, ce qui les rend vulnérables à l’appétit de concurrents étrangers. Ainsi, par exemple, le fabricant de semi-conducteurs français Riber a vu le cours de son action passer de 2,69 euros [au 2 janvier] à seulement 1,26 euros [au 15 avril].

Aussi, le scénario de 2010 peut se répéter… Certes, critiquant la façon dont la Chine a géré l’épidémie, dont le foyer s’est déclaré à Wuhan, chef-lieu de la province de Hubei [environ 50 millions d’habitants, ndlr], certains estiment qu’elle aura à en payer les conséquences. En clair, elle devrait être la grande perdante de la crise étant donné, pensent-ils, que l’on assistera à un grand mouvement de « relocalisation » des industries qui avaient été délocalisées dans l’Empire du milieu. Et que les consommateurs occidentaux refuseront dorénavant d’acheter des produits estampillés « Made in PRC ». Le « monde d’après » sera-t-il si différent du « monde d’avant »?

Pas si sûr, si l’on en croit l’analyste financier Marc Touati. « Certes, l’économie chinoise va fortement ralentir. Cependant, grâce à 3.000 milliards de dollars de réserves de change, environ 1.200 milliards de bons du Trésor américains et au moins autant d’obligations européennes, sans parler de ses participations dans de nombreuses entreprises à travers la planète, la Chine dispose d’un confortable matelas de sécurité. Encore pire, ce dernier pourrait être utilisé pour faire pression sur les États-Unis et l’Europe pour ne pas tourner le dos aux entreprises et aux produits chinois », écrit-il.

Aussi, la Chine aura la force de frappe nécessaire pour faire son marché, de préférence vers les entreprises ayant un potentiel stratégique. Sous-secrétaire américaine à la défense pour les acquisitions, Ellen Lord a fait une mise en garde à ce propos, le 25 mars dernier. « Il est d’une importance cruciale que nous comprenions que, pendant cette crise, la [base industrielle de défense] est vulnérable aux capitaux adverses. Nous devons donc veiller à ce que les entreprises puissent poursuivre leurs activités sans qu’elles perdent leur technologie », a-t-elle averti.

Et Defense News de rappeler que, ces dernières années, le Pentagone a régulièrement dit craindre que « des pays étrangers – principalement la Chine – investissent dans des start-up américains dont les technologies pourraient avoir des applications pour la sécurité nationale. »

Le 15 avril, à l’issue d’une réunion en vidéoconférence avec les ministres de la Défense des pays membres, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a aussi tiré le signal d’alarme.

« Les adversaires potentiels des pays de l’Otan vont tenter de profiter de la crise économique provoquée par le Covid-19 pour essayer de prendre le contrôle d’entreprises ou d’infrastructures stratégiques et de saper l’unité de l’Alliance », a en effet prévenu M. Stoltenberg.

« Cette crise pourrait avoir des effets géopolitiques majeurs » et « pourrait permettre des investissements dans des industries et des infrastructures stratégiques », a-t-il expliqué. Et d’insister : « Il est important de protéger ces entreprises » car « la vente d’infrastructures stratégiques par les pays les plus vulnérables pourrait saper la capacité de résistance des pays de l’Alliance en cas de nouvelle crise. »

Toujours selon M. Stoltenberg, les Alliés ont « besoin d’infrastructures et de télécommunications fiables en temps de crise ». De quoi remettre en question, sans le dire ouvertement, la présence de l’équipementier chinois Huawei dans les réseaux 5G

Par ailleurs, le secrétaire général de l’Otan a également insisté sur la nécessité de « contrer les campagnes de désinformation menées par des acteurs étatiques et non étatiques sur les réseaux sociaux qui visent à nous diviser et à nous fragiliser avec de fausses informations sur l’aide mutuelle que nous nous apportons ». Sur ce point, a-t-il soutenu, la « meilleure réponse passe par une presse libre qui vérifie les faits et pose des questions parfois difficiles. » Mais c’est un autre débat…

Quoi qu’il en soit, certains pays ont déjà pris des mesures pour protéger leurs entreprises stratégiques. C’est le cas de la France, qui, en passant, a fermé la porte à l’américain Teledyne, qui lorgnait sur Photonis, spécialiste français des systèmes de vision nocturne. Plus généralement, un mécanisme européen visant à surveiller les investissements en provenance des pays tiers est entré en vigueur en avril 2019, non sans quelques difficultés. Mais les États membres disposaient de « 18 mois pour mettre en place les dispositions nécessaires à l’application de ce nouveau mécanisme. » Ce qui nous porte à l’automne 2020.

Photo : OTAN / ARCHIVE

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