EuroDrone : La France ne sacrifiera pas les capacités de ses armées sur l’autel des intérêts stratégiques européens

Durant la Première Guerre Mondiale, inspiré par les travaux Félix du Temple et surtout de l’ingénieur Octave Detable, le capitaine Max Boucher suscita l’enthousiasme du président du Conseil, Georges Clemenceau, avec un projet d’avion « télémécanique », c’est à dire pouvant être dirigé à distance pa TSF [télégraphie sans fil]. Et, le 14 septembre 1918, dans les environs d’Étampes, le bombardier Voisin LBP n°1712 vola pendant 51 mn, sur une distance de 100 km, en étant télécommandé à partir d’un autre avion, via un poste d’émission type E.10.

La fin de la guerre mit un coup d’arrêt à ces travaux. Mais ces derniers furent relancés en 1922 grâce à Laurent Eynac, alors sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique. Un avion Voisin « automatique » réalisa avec succès plusieurs essais. Mais la complexité de cette machine, les impératifs économiques et surtout la frilosité des responsables politiques et militaires face à l’ambition d’un tel projet eurent raison des efforts entrepris jusqu’alors.

Un siècle plus tard, l’intérêt pour les forces armées de disposer d’aéronefs pilotés à distance ne fait plus aucun doute. Seulement, et même si elle relança ses efforts dans ce domaine avec le drone R-20 de Nord-Aviation, qui équipa les unités d’artillerie entre 1972 et 1976, ou avec le Marula, construit par Sagem [et dont les essais s’arrêtèrent en 1994 en raison du choix en faveur de l’appareil israélien Hunter], l’industrie aéronautique française [voire européenne] se laissa distancer par ses homologues américaine, israélienne et… chinoise, en particulier dans le segment des drones MALE [Moyenne Altitude Longue Endurance] .

C’est en effet ce que rappelle la Cour des comptes, dans l’édition 2020 de son rapport annuel, qu’elle vient de publier ce 25 février [.pdf].

Pour expliquer ce retard pris par la France dans le domaine des drones, elle livre plusieurs raisons, dont des « résistances d’ordre culturel, en particulier au sein de l’armée de l’air, dans la mesure où les drones bousculent les équilibres actuels qui placent le pilote au cœur du dispositif aérien », des « divergences de besoins opérationnels entre armées », un « manque de constance et de cohérence dans les choix industriels, capacitaires et diplomatiques des pouvoirs publics, qu’illustrent les nombreux revirements de l’État dans ses tentatives pour faire émerger une filière de drones MALE nationale ou européenne », des « rivalités entre industriels, qui ont abouti à une forte concurrence intra-européenne qui s’est révélée dommageable » et, enfin, « l’absence de vision stratégique et de planification de moyen terme, qui a retardé les possibilités de mises en commun de matériels ou les voies d’optimisation et de mise en cohérence de la politique d’acquisitions. »

Ce qui fait que, actuellement, et pour répondre à des besoins opérationnels urgent, la France a acquis, dans un premier temps, des drones israéliens Harfang, puis, en 2013, des MQ-9 Reaper américains.

Pourtant, au tournant des années 2000, il fut question de lancer, dans le cadre de coopérations européennes, des projets de drones MALE, comme le Talarion [conduit par EADS à l’époque, avec la France, l’Espagne et l’Allemagne] ou, plus tard, le Telemos, qui devait être confié à BAE Systems et Dassault Aviation. Comme on le sait, aucun ne vit le jour…

Pour la Cour des comptes, la « conséquence principale des échecs répétés en matière de coopération est une solide implantation de drones MALE étrangers dans les armées européennes : américains, dans le cas du Royaume-Uni, de la France, de l’Italie, de l’Espagne, des Pays-Bas et de la Belgique, et israéliens dans le cas de l’Allemagne. »

D’où, à ses yeux, l’importance du dernier projet en date, le MALE RPAS [ou EuroMale] lancé en 2013 par l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne, avec Airbus pour chef de file, avec la participation de Dassault Aviation et Leonardo. Seulement, ce programme, qui doit pourtant bénéficier d’un financement de 100 millions d’euros au titre du Programme européen de développement de l’industrie de Défense [PEDID], se trouve actuellement à l’arrêt.

En raison des exigences allemandes, il s’agit de mettre au point un drone d’une masse de plus de 10 tonnes et disposant d’une double motorisation. Ce qui ne pourra que faire augmenter les coûts d’exploitation et réduire dans le même temps ses chances à l’exportation, pourtant essentielle à l’équilibre économique de ce projet.

En France, le ministère des Armées refuse d’aller de l’avant dans ce programme tant que la question des coûts ne sera pas réglée avec les industriels. Or, ces derniers sont supérieurs de 30% par rapport aux 7 milliards d’euros qu’il était initialement prêt à investir.

Pour autant, et même si elle appelle à la « plus grande vigilance » face à ces difficultés, la Cour des comptes estime que le « bon achèvement de ce projet […] aura valeur de test à cet égard », car « au-delà, alors que se dessinent de nouveaux usages pour ces équipements, soutenus par l’intelligence artificielle et l’accélération de l’innovation dans ces domaines, il importe que l’Europe ne se laisse pas distancer dans la maîtrise de ces technologies. » Et d’en appeler donc, pour « préserver les intérêts stratégiques européens », à « conclure rapidement un accord entre pays partenaires et industriels sur le programme de drone MALE, soutenable financièrement et conforme au besoin opérationnel. »

Or, le ministère des Armées n’entend rien céder. D’ailleurs, et alors que les négociations se poursuivent avec les industriels, il ne serait pas dans son interêt de montrer la moindre faiblesse dans ce dossier, qui aurait dû trouver une issue en décembre 2019, puis au début de l’année 2020.

Dans sa réponse à la recommandation de la Cour des comptes, le ministère des Armées s’est donc montré très ferme. « Le défi du développement d’une capacité de drones MALE souveraine dépasse le seul développement de la base industrielle et technologique de défense » ainsi que le «  »test de la solidité des liens tissés avec nos partenaires’ européens » », écrit-il.

« La détention de capacités opérationnelles performantes, essentielle à la préservation de la liberté d’action des armées françaises ainsi que la maîtrise des coûts, notamment des coûts de possession, seront des critères d’appréciation fondamentaux qui devront peser autant que les autres considérations », ajoute le ministère des Armées.

D’autant plus que, poursuit-il, il « serait en effet difficilement compréhensible qu’en 2028, les armées françaises ne soient pas dotées d’équipements aussi performants que ceux, d’ores et déjà disponibles sur le marché. »

Cependant, précise encore le ministère, « les négociations sont en cours entre les industriels, l’OCCAR et les pays partenaires du programme européen avec pour objectif une fin des négociations fin 2019 et une notification du contrat mi-2020 ». Or, les discussions se poursuivent encore… Et la notification du contrat en sera retardée d’autant.

Pour rappel, selon la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25, l’armée de l’Air doit disposer de « 6 systèmes Eurodrone », composés chacun de trois vecteurs aériens ainsi que deux stations sol à l’horizon 2025.

Quoi qu’il en soit, l’américain General Atomics, qui a conçu les MQ-9 Reaper de l’armée de l’Air, se tient en embuscade. Son directeur pour l’Europe, Christophe Fontaine, a en effet confirmé, auprès de l’AFP, qu’il proposerait à la France, dès 2023, le drone EuroGuardian, pour « la moitié du coût de l’Eurodrone. » Seuls le cockpit et la plateforme seraient de conception américaine, les capteurs, les dispositifs de chiffrement et les liaisons pouvant être « francisés ».

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