La Haute-Savoie aurait servi de base arrière au renseignement militaire russe

Le 28 avril 2015, l’industriel bulgare Emilian Gebrev s’écroula lors d’une réception, apparemment victime d’un malaise. Mais un malaise contagieux puisque son fils et un cadre de groupe furent également affectés du même mal. Et il apparut que les trois hommes, finalement sortis d’affaire, avaient été exposés à une substance toxique, en l’occurrence un neuroparalytique jusqu’alors inconnu.

Puis, trois ans plus tard, à Salisbury [Royaume-Uni], le colonel Sergueï Skripal, un ancien du renseignement militaire russes [GRU] fut également empoisonné. De même que sa fille, en compagnie de laquelle il se trouvait. Selon les autorités britanniques, ils avaient été exposés à du Novitchok, une substance chimique mise au point par l’Union soviétique lors de la Guerre froide. Ce que confirmèrent les analyses effectuées par quatre laboratoires différents, sous l’égide de par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques [OIAC].

Puis, en septembre 2018, Londres diffusa deux mandats d’arrêt contre deux ressortissants russes soupçonnés d’avoir tenté d’assassiner le colonel Skripal, à savoir Alexander Petrov [alias Alexandre Michkine] et Rouslan Bochirov [Anatoli Tchepiga]. Et, il apparut que ces derniers étaient des agents du GRU.

Par la suite, un troisième homme fut identifié comme ayant joué un rôle dans l’affaire Skripal : le général Denis Segeev, alias Sergueï Fedotov. A priori, il aurait supervisé l’opération des deux agents du GRU. Si son identité fut révélée par le site d’investigation Bellingcat en février 2019, la justice bulgare fit savoir qu’elle enquêtait à son sujet depuis le 11 octobre 2018, en « pleine coordination » avec les autorités britanniques.

Et pour cause : le général Segeev ferait le lien entre l’affaire Gebrev et l’empoisonnement du colonel Skripal. « Une des trois visites de ‘Fedotov’ [du 24 au 28 avril 2015] coïncide avec le premier incident concernant Gebrev. Le suspect s’est également rendu en Bulgarie en février et en mai de la même année », expliqua, à l’époque, Sotir Tsatsarov, le procureur général bulgare.

Selon les investigations menées par Bellingcat, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel et la cellule d’enquête du groupe suisse Tamedia, les acteurs des affaires Skripal et Gebrev appartiendraient à « l’unité 29155 » du 161e centre de formation spéciale du GRU. Cette formation serait donc chargée d’exécuter les basses oeuvres de Moscou. Une quinzaine d’agents ont ainsi pu être identifiés. Certains auraient participé à des missions ayant consisté à déstabiliser des pays ayant amorcé un rapprochement vers l’Unuion européenne et l’Otan, comme la Moldavie et le Monténégro.

Mieux encore : en juillet dernier, le quotidien « La Tribune de Genève » a pu retracer le parcours du général Segeev/Fedotov en Suisse.

« Grâce à un lanceur d’alerte, Bellingcat a obtenu les données enregistrées auprès de MTS, l’opérateur de téléphonie mobile russe utilisé par l’agent Sergeev. Nous nous fondons aussi sur les informations de sources policières, judiciaires et issues des milieux du renseignement dans plusieurs pays », a expliqué le journal au sujet de son enquête.

Quoi qu’il en soit, le long papier publié par La Tribune de Genève montre que Segeev/Fedotov se rendait fréquemment… en Haute-Savoie. Et le quotidien Le Monde vient d’en donner la raison : la France a servi de base arrière aux opérations du GRU en Europe.

Ainsi, selon le journal du soir, la tentative d’assassinat du colonel Skripal a donné le coup d’envoi à une « traque sans précédent » des activités russes sur le Vieux Continent. Et les services de contre-espionnage britannique, français et suisse, « avec leurs partenaires, notamment américains », ont dressé une « liste de quinze officiers du renseignement militaire russe », ayant « circulé en Europe, de 2014 jusqu’à la fin 2018 ».

« Cette vaste chasse aux tueurs du GRU, à laquelle la Direction générale de la sécurité intérieure [DGSI] a fortement contribué, a montré que l’ensemble de ces quinze officiers ont transité et résidé en France pendant cette période. Certains sont venus à de nombreuses reprises, d’autres une ou deux fois. Ils venaient de Londres, de Moscou, d’Espagne ou de Suisse », explique Le Monde.

Mais les agents de l’unité 29155 ont veillé à rester très discrets, en se gardant de tout contact avec les espions russes travaillant sous couverture diplomatique ainsi qu’avec d’autres cellules du GRU, comme celle qui a mené des actions de piratage informatique contre l’Agence mondiale antidopage [AMA] en Suisse, en 2016 et 2017, ou celle chargée du cyberespionnage militaire, dont des membres auraient d’ailleurs aussi séjourné à Annemasse et à Évian.

En outre, ces mêmes membres de l’unité 29155 ont évidemment évité de se faire remarquer… « Aucune trace d’opérations de cette unité du GRU n’a été, à ce jour, détectée en France. La fonction de ‘camp de base’ de ce département pourrait expliquer le choix des services russes de ne pas attirer l’attention des autorités locales en opérant sur le sol français », explique Le Monde, qui précise aussi que, à ce jour, aucune cache d’armes ou de matériels n’a pu être trouvée par le contre-espionnage, qui n’a également pas été en mesure de « confondre des complicités locales. »

Toutefois, « Fin 2019, l’hypothèse la plus probable reste de considérer la Haute­-Savoie comme une base arrière pour l’ensemble des opérations clandestines de l’unité 29155 en Europe », a résumé un haut responsable du contre-espionnage français dans les colonnes du quotidien.

Et qu’en est-il actuellement? En août dernier, un ressortissant d’origine tchétchène, Zelimkhan Khangoshvili, a été abattu à Berlin, alors qu’il était depuis longtemps dans le collimateur des services russes. Rapidement la police allemande a arrêté un certain Vladimir Sokol. Mais même si ses papiers paraissaient en règle, cet assassin présumé aurait agi sous un nom d’emprunt. Et il s’appellerait en réalité Vadim Krasikov, connu pour avoir déjà été impliqué dans le meurtre d’un homme d’affaires russe, en 2013.

Le 4 décembre, le parquet fédéral de Karlsruhe, compétent en matière d’espionnage, a annoncé qu’il s’était saisi de cette affaire, estimant que l’assassinat de Khangoshvili avait été commis « soit pour le compte d’entités étatiques de la Fédération russe, soit pour le compte de la République autonome tchétchène. » Et, dans la foulée, Berlin a expulsé deux diplomates russes, en reprochant à Moscou son manque de coopération dans l’enquête.

Cela étant, le parquet fédéral a, dans le même temps, adressé une demande d’entrainde internationale… aux autorités françaises, étant donné que Sokolov/Krasikov aurait séjourné en France grâce à un visa d’entrée dans la zone Schengen, avant de partir à Varsovie, puis à Berlin.

Photo : Suspects de l’affaire Skripal

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