Général Lecointre : « Il faut dès à présent nous interroger sur l’augmentation de la masse de nos armées »

Il y a exactement cinq ans, le général Pierre de Villiers, alors chef d’état-major des armées [CEMA] ne cessait de répéter aux parlementaires que le « costume était taillé au plus juste » pour décrire l’état des forces armées. « Les marges de manœuvre sont inexistantes. Avec la Révision Générale des Politiques Publiques puis la Modernisation de l’Action Publique, toutes les pistes d’optimisation ont été explorées et mises en œuvre », expliquait-il.

Le contexte était alors différent, même si les crises à venir étaient déjà en germe, avec la remise en cause de la frontière ukrainienne par la Russie et la proclamation d’un califat par l’État islamique [Daesh]. Et, à l’époque, il était toujours question de réduire les effectifs des armées, des bases et des casernes étant encore sur la sellette. Cette année-là était aussi l’an I de la Loi de programmation militaire [LPM] 2014-19.

Et puis les attentats de janvier 2015 ainsi que la prise en compte de l’évolution du contexte stratégique internationale donnèrent lieu à un revirement. Il fut décidé d’augmenter à nouveau les effectifs, de consolider le budget en abandonnant le recours aux ressources exceptionnelles [aléatoires par définition] et de faire des efforts capacitaires sur certains segments, en particulier dans le domaine de l’aéromobilité.

Cinq ans plus tard, le costume est peut-être encore taillé au plus juste… Du moins, le successeur du général de Villiers, le général François Lecointre, a posé la question lors de son audition au Sénat, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances 2020. Et cela, alors que la LPM 2019-25, promulguée le 13 juillet 2018, prévoit une hausse substantielle des crédits militaires, afin de porter l’effort de défense à 2% du PIB d’ici 2025.

« La LPM va nous permettre de réparer les lacunes et les carences capacitaires consenties lors des précédentes lois de programmation, de moderniser notre armée et de répondre à l’Ambition 2030, celle de disposer d’un modèle d’armée complet et de garantir la crédibilité de la dissuasion nucléaire afin de faire face aux menaces décrites dans la revue stratégique », a d’abord affirmé le général Lecointre. Cependant, a-t-il demandé, « la masse sera-t-elle suffisante à l’horizon 2030, au regard de l’ambition que nous nous sommes fixée et de l’accélération de la dégradation des relations internationales?. »

En effet, a continué le CEMA, « les tendances de la revue stratégique se confirment et s’accélèrent même : le monde réarme, les relations internationales se militarisent, le multilatéralisme est contesté et les sujets de tension se multiplient. » Or, a-t-il fait remarquer, « nous sommes toujours très sollicités, et pour longtemps encore, afin de garantir la protection de la France et de ses intérêts, sur le territoire national comme à l’étranger. »

En outre, le modèle d’armée tel qu’il est prévu en 2030 sera toujours en deçà de qu’il était avant les réformes de 2008, décidées à la suite de la publication du troisième Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale [après ceux de 1972 et de 1994, ndlr].

« Concernant les blindés médians de l’armée de terre, emblématiques de la notion de masse sur le champ de bataille, nous disposions en 2008 – époque de fait moins troublée qu’aujourd’hui – de 452 véhicules blindés médians. La cible pour 2030 est de 300 Jaguars. Ces véhicules sont certes beaucoup plus performants, mais la multiplication des théâtres d’opérations pèsera toujours plus lourd », a ainsi souligné le général Lecointre.

La situation est sans doute plus critique pour la Marine nationale qui, s’agissant des frégates, est au bout de ses capacités, dixit le CEMA.

« Concernant le segment frégate, nous en mesurons chaque jour davantage sa nécessité. Il me faut aujourd’hui garantir au Président de la République une présence permanente dans le golfe Persique ; s’y ajoutent la surveillance du détroit de Bab el-Mandeb, des patrouilles dans le canal de Syrie pour faire valoir nos lignes rouges sur l’usage d’armes chimiques par le régime de Bachar el-Assad, mais aussi la défense de notre bastion du golfe de Gascogne et la surveillance de la sortie des sous-marins russes de leur propre bastion dans l’Atlantique Nord », a détaillé le général Lecointre.

Or, a-t-il rappelé, le « besoin défini pour les frégates de premier rang était en 2008 de 24 bâtiments », dont « 17 FREMM, 2 frégates de défense aérienne et 5 frégates La Fayette. En 2015, la cible 2030 a été fixée à 15 bâtiments. »

Toutefois, dans l’énumération donnée par le CEMA, on ne peut pas considérer [du moins pas encore] les frégates de type La Fayette comme étant des navires de premier rang dans la mesure où elles ne sont pas dotées de sonar. Mais il est prévu que trois d’entre-elles le soient, dans l’attente de l’arrivée des cinq nouvelles Frégates de défense et d’intervention [FDI]. Et, s’agissant des FREMM, leur nombre a été réduit de 17 à 11, puis de 11 à 8.

Quant à l’armée de l’Air, le général Lecointre a rappelé qu’elle comptait 420 avions de combat en 2007… Et qu’elle n’en aura plus que 185 en 2030, selon les plans actuels.

« Le niveau de sollicitation de certains équipements au cours de ces dernières années s’est avéré supérieur à ce que prévoyaient les contrats opérationnels. Cette surexploitation a accéléré le vieillissement général et requiert aujourd’hui un surcroît de maintenance pris en compte par la LPM », a par ailleurs insisté le général Lecointre.

Aussi, a-t-il continué, « en partant de ce constat et en nous projetant dans l’avenir à la lumière de l’analyse que nous faisons de la situation internationale, nous devons nous demander si le modèle que nous concevons aujourd’hui sera à même de répondre, avec nos alliés, aux sollicitations futures. »

Le CEMA est revenu sur cette question à la fin de son exposé préliminaire. Signe qu’il s’agit d’un vrai sujet de préoccupation. « Je voudrais vous dire qu’au regard de ce que je pressens de l’évolution de la conflictualité et que l’actualité récente confirme, je mesure plus que jamais à quel point cette loi de programmation militaire est pertinente et adaptée aux défis actuels. Mais peut-être ‘juste’ pertinente et ‘juste’ adaptée… », a -t-il dit aux sénateurs.

L’actualisation de la LPM, prévue en 2021, sera « l’occasion d’ajuster ses équilibres à l’aune des différents bilans des réformes que nous aurons conduites », a affirmé le général Lecointre, qui a dit craindre que « d’ici là, la dégradation des grands équilibres géopolitiques perdure. »

« Pour répondre à des sollicitations toujours plus fortes, il faut d’abord rendre nos équipements plus disponibles, par la réorganisation de nos chaînes de maintenance et des flux budgétaires plus importants, mais cette approche a une limite : la ressource humaine », a enchaîné le CEMA. Et il « faut ensuite renforcer la coopération internationale » car « nos évolutions ne doivent pas être pensées de manière isolée », a-t-il estimé.

Enfin, a-t-il conclu, « il faut dès à présent nous interroger sur l’augmentation de la masse de nos armées ». Et d’insister : « Cette réflexion est essentielle pour la réalisation de cette LPM et la préparation de la suivante. »

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