M. Erdogan « n’accepte pas » que la Turquie puisse être privée de missiles nucléaires

Spécialiste allemand des questions de défense, Hans Rühle avait-il vu juste quand il avança, dans les colonnes du quotidien Die West, que la Turquie cherchait à se doter de l’arme nucléaire? Selon lui, plusieurs signaux envoyés par Ankara allaient en tout cas dans ce sens.

Officiellement, le programme nucléaire turc, qui a connu de nombreux aléas depuis son lancement [une commission à l’énergie atomique vit le jour en 1956, avant d’être remplacée, en 1982, par le TAEK, l’Institut turc à l’énergie atomique, nldr].

Plusieurs plans pour construire une centrale nucléaire en Turquie furent évoqués mais aucun ne put aller jusqu’au bout. Et, en juillet 2000, le Premier ministre alors en exercice, Bülent Ecevit, mit un terme au projet visant à construire au moins 2 réacteurs de 700 MW sur les rives de la baie Akkuyu. « Le monde abandonne l’énergie atomique », avait-il justifié.

Cependant, sous l’impulsion du président Recep Tayyip Erdogan, qui mit en avant la nécessité de répondre aux besoins énergétiques sans cesse plus importants de son pays, relança le programme nucléaire turc, avec deux projets : l’un à Akkuyu, confié au russe Rosatom, l’autre à Sinop, mené par un consortium franco-japonais associant Engie, Areva, Mitshubishi Heavy Industry et Itochu.

Si le premier projet, d’un coût estimé à 20 milliards de dollars, a pu être officiellement (re)lancé en avril 2018 à l’occasion d’une visite du président russe, Vladimir Poutine, à Ankara, le second est dans la nasse, après le retrait d’Engie.

D’ordinaire, les États qui lancent de tels programmes font signer aux constructeurs et aux exploitants de centrales nucléaires un contrat qui engage ces derniers à fournir l’uranium et à retraiter les déchets pendant plusieurs dizaines d’années. Or, avait souligné Hans Rühle il y a cinq ans, le gouvernement turc n’a pas pris cette peine.

« La Turquie s’est abstenue de fixer contractuellement la fourniture d’uranium et la restitution du combustible irradié. Au contraire, elle a insisté pour le faire séparément plus tard. Ankara n’a pas expliqué cette manœuvre inhabituelle dans les négociations. Mais l’intention sous-jacente est facile à comprendre : les dirigeants turcs veulent garder ces parties du programme nucléaire entre leurs mains – et elles sont essentielles pour tout État qui souhaite développer des armes nucléaires », avait expliqué l’expert allemand.

Et d’ajouter : « La Turquie […] ne veut évidemment pas abandonner son combustible irradié. La seule explication logique est qu’elle veut se préparer à la construction d’une bombe au plutonium. »

En outre, M. Rühle n’a pas manqué de faire remarquer les liens étroits qui unissent la Turquie au Pakistan, notamment dans les domaines de la recherche et de la défense. Les deux pays ont en effet signé près de 60 accords militaires au cours de ces dernières années et leur groupe de consultation militaire, créé en 2003, est devenu un « conseil de coopération de haut niveau. »

Qui plus est, la Turquie, ou du moins certains de ses industriels, ont joué un rôle dans le programme nucléaire militaire d’Islamabad, en fournissant notamment à Abdul Qadeer Khan, le « père » de la bombe nucléaire pakistanaise, l’électronique nécessaire à ses travaux [le groupe turc EKA, pour Elektronik Kontrol Aletleri Sanayi ve Ticaret AS, sera d’ailleurs sanctionné par les États-Unis pour son rôle dans les activités de contrebande de Khan, ndlr].

Seulement, la Turquie a rejoint le Traité de non prolifération nucléaire [TNP] en 1980. Ce qui signifie qu’elle ne peut pas mener un programme nucléaire à vocation militaire, sauf à s’en retirer. Et il n’est pas question qu’elle le fasse. Pour le moment, du moins. Car les derniers propos tenus par M. Erdogan à l’occasion du centième anniversaire du Congrès de Sivas, qui jeta les bases de la République turque, suggèrent un possible changement de politique dans ce domaine.

« Certains ont des missiles à tête nucléaire. Mais moi, je ne dois pas en avoir. Je n’accepte pas cela! », a en effet lancé M. Erdogan, avant de souligner qu’Israël diposant d’un tel arsenal. Et d’ajouter : « Nous menons actuellement nos travaux. »

Au sein de l’Otan, dont Ankara est membre depuis 1952, seuls trois membres sont dotés de l’arme nucléaire : les États-Unis, la France et le Royaume-Uni [encore que, la force de frappe britannique repose sur le missile américain Trident].

Par ailleurs, la Turquie fait partie des cinq pays de l’Alliance qui accueillent, sur le sol, des bombes nucléaires tactiques B-61, fournies par les États-Unis au titre du concept de « partage nucléaire » de l’organisation atlantique. Mais cela ne pourrait sans doute pas durer, en raison de l’achat de systèmes russes de défense aérienne S-400. C’est une hypothèse régulièrement avancée depuis quelques temps.

Dans ces conditions, comment interpréter les déclarations de M. Erdogan? S’agit-il de faire pression pour conserver les bombes B-61 américains à Incirlik, où elles sont actuellement stockées? Ou bien faut-il s’attendreà une annonce au sujet d’un programme nucléaire turc à vocation militaire, avec, à la clé, un départ de l’Otan?

Ce qui est certain, c’est que la Turquie s’éloigne chaque jour davantage de l’Alliance atlantique pour mieux se tourner vers la Russie. La semaine passée, M. Erdogan a confirmé l’intérêt d’Ankara pour les avions de combat russes Su-57 « Frazor » et Su-35 « Flanker-E », afin de remplacer les F-35A qui ne lui seront finalement pas livrés. Et il est prêt à défier l’Union européenne sur la question des forages gaziers au large de Chypre.

Cela étant, à en croire une enquête réalisée par l’Université Kadir Has d’Istanbul, l’opinion publique turque estime que les États-Unis représentent la première menace.

« Alors que, l’an dernier, 60,2% des personnes interrogées considéraient les États-Unis comme la plus grande menace pour la Turquie, ce pourcentage a été porté à 81,3% cette année. Les États-Unis sont suivis de près par Israël en tant que pays menaçant la Turquie avec 70,8% », a indiqué cette enquête.

Dans le même temps, les sentiments à l’égard de l’Otan sont plus favorables. « Alors que 60,8% des participants ont déclaré que l’adhésion de la Turquie à l’Otan devrait se poursuivre, 50,3% pensent que l’adhésion est bénéfique pour la Turquie. De plus, 69,6% estiment que la principale contribution de l’Otan à la Turquie est qu’elle ‘viendra en aide à la Turquie en cas d’attaque éventuelle' », poursuit le document.

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