Entre « infox » et faits avérés, le régime syrien est de nouveau soupçonné d’avoir lancé une attaque chimique

En mars dernier, l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques [OIAC] a remis son rapport officiel [.pdf] sur l’attaque chimique commise le 7 avril 2018 à Douma, dans la Ghouta orientale, lors d’une offensive du régime syrien contre des rebelles du groupe Jaysh al-Islam.

Pour rappel, cela avait motivé des frappes contre des sites impliqués dans le programme chimique syrien, effectuées dans le cadre l’opération Hamilton, conduite par la France, les États-Unis et le Royaume-Uni. En outre, les experts de l’OIAC n’ont pu se rendre sur les lieux pour mener leur enquête que deux semaines après l’attaque, les conditions de sécurité ne leur ayant pas permis de commencer leurs investigations plus tôt.

S’il se garde de désigner les responsables de l’attaque de Douma, le rapport de l’OIAC avance qu’il existe des « motifs raisonnables pour penser qu’un agent chimique toxique a été utilisé comme arme le 7 avril 2018 ». Et d’ajouter que « deux cylindres industriels jaunes destinés à contenir du gaz pressurisé » ont été retrouvés sur les lieux et l’un a traversé le toit d’un ensemble résidentiel. « Il est possible que les cylindres aient été la source des substances contenant de la chlorine réactive », indiquent ses auteurs, toujours très prudents. Or, comme les groupes armés syriens sont dépourvus d’aviation, la conclusion s’impose d’elle-même.

Quoi qu’il en soit, les attaques chimiques attribuées au régime syrien ont souvent fait l’objet d’un déluge d’infox, aussi bien avant qu’après qu’elles aient été commises. Et cela afin de « noyer le poisson », en quelque sorte, et de décrédibiliser les enquêtes menées par l’OIAC et les experts des Nations unies, voire les évaluations des services de renseignement occidentaux.

Pour celle de Douma, le chef d’état-major russe, le général Valery Gerasimov, avait dit, un mois plus tôt, disposer « d’informations fiables » selon lesquelles les rebelles syriens se préparaient à mettre en scène l’utilisation de substances toxiques par les forces gouvernementales. Et on a eu droit, par exemple, à une vidéo supposée montrer de tels préparatifs… alors qu’elle provenait du film « Revolution Man », un long métrage financé par le ministère syrien à la Culture. Ou encore aux « preuves irréfutables » de Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, qui, selon lui, désignaient les services spéciaux d’un État « russophobe » [comprendre : le Royaume-Uni].

Le rapport de l’OIAC est même contesté, notamment puis la publication par le « Groupe de travail sur la Syrie, la propagande et les médias », accusé de collusion avec les pro-Assad et la Russie selon le quotidien The Times, a diffusé une note de travail produite par Ian Henderson, un analyste de l’OIAC et selon laquelle les cylindres trouvés à Douma auraient été « déposés » et non pas largués par un aéronef. Or, il se trouve que son auteur n’a pas participé aux investigations menées sur le terrain en Syrie…

« Selon les pratiques habituelles, la Mission [d’établissement des faits – FFM] s’appuie sur les compétences de différentes divisions du Secrétariat technique. Toutes les informations ont été prises en compte, délibérées et pesées lors de la rédaction du rapport final relatif à l’incident survenu à Douma […] le 7 avril 2018 », a fait valoir l’OIAC. En clair, la note en question n’a pas été retenue car il a été estimé que ces conclusions n’étaient pas suffisamment pertinentes.

Cela étant, ces dernières semaines, on assiste à un nouveau déluge d’infox, à mesure que les opérations russo-syriennes prennent de l’ampleur dans la province syrienne d’Idleb, la dernière qui échappe au contrôle de Damas et où le groupe jihadiste Hayyat Tahrir Al-Sham [ex-al Nosra] est bien implanté.

Ainsi, le 29 mars, Russia Today a assuré que les services secrets français et belges prépareraient une attaque chimique avec Hayyat Tahrir Al-Sham dans la province d’Idleb pour en faire porter le chapeau à Damas, voire à Moscou.

« La Belgique respecte la convention sur l’interdiction des armes chimiques et ne participe pas à ce genre d’actions militaires. La Défense rejette les allégations de participation à la préparation d’une provocation à Idleb impliquant l’utilisation de substances toxiques et respecte le droit des conflits armés », a réagi Bruxelles. « RT n’est pas une chaîne d’information. C’est l’instrument d’une puissance étrangère. Y apparaître, c’est en être complice », a réagi Gérard Araud, ambassadeur de France aux États-Unis. Malgré ces démentis, l’article de Russia Today, décliné en plusieurs langues, est toujours en ligne…

Puis, ces dernières 24 heures, Sputnik a affirmé que Hayat Tahrir al-Cham avait créé une « structure chargée de créer de fausses informations sur les armes chimiques en Syrie », reprenant ainsi les accusations lancées par le général Viktor Kouptchichine, chef du Centre russe pour la réconciliation des parties en conflit en Syrie. Et de préciser que des mises en scènes seraient prévues « dans l’agglomération de Djardjanaz ainsi que dans la ville de Serqab » ainsi que dans « l’ouest du gouvernorat d’Alep. »

C’est donc dans ce contexte que le régime syrien est une nouvelle fois soupçonné d’avoir utilisé des armes chimiques. Et comme les infox n’aident pas à y voir clair, la confusion est complète pour le moment. Ainsi, c’est Eba, l’organe de propagande du groupe Hayat Tahrir al-Cham, qui a évoqué une attaque au chlore, laquelle aurait eu lieu dans le nord de la province côtière de Lattaquié, le 19 mai. Ce que l’armée syrienne a immédiatement démenti.

Deux jours plus tard, la diplomatie américaine a embrayé. « Nous sommes encore en train de recueillir des informations sur cet incident mais nous réitérons notre avertissement, si le régime Assad utilise des armes chimiques, les États-Unis et nos alliés répondront rapidement et de manière appropriée », a déclaré Morgan Ortagus, une porte-parole du département d’État.

Selon elle, cette attaque « présumée » fait « partie de la campagne violente menée par le régime Assad qui viole un cessez-le-feu qui a protégé des millions de civils dans la province d’Idleb. » Et d’insister : « Les attaques du régime contre les communautés du nord-ouest de la Syrie doivent cesser ».

Pour rappel, la province d’Idleb est une « zone de désescalade », conformément à ce qu’ont convenu la Russie et la Turquie en septembre 2018.

Seulement, pour le moment, aucun élément ne permet d’étayer les soupçons d’une nouvelle attaque chimique. L’Observatoire syrien des droits de l’Homme [OSDH], qui dispose d’un réseau d’informateurs dans le pays, a dit ne pas détenir de « preuves » sur un usage d’agents toxiques. « Nous n’avons documenté aucune attaque chimique dans les montagnes de Lattaquié », a indiqué son directeur, Rami Abdel Rahmane, à l’AFP.

En outre, a-t-il ajouté, seuls les combattants d’Hayat Tahrir al-Cham étaient présents dans le secteur de l’attaque présumé. Ce qui rend impossible, selon lui, une « confirmation objective » de l’incident. « Il n’y avait pas de civils dans la région », a-t-il souligné.

Régulièrement accusés de collusion avec les jihadistes par Moscou et Damas, les Casques blancs ont aussi indiqué qu’ils ne disposaient pas, du moins pour l’instant, d’information sur cette attaque chimique présumée.

Par ailleurs, et s’agissant des infox, Morgan Ortagus a accusé le gouvernement syrien et la Russie de mener une « campagne continue de désinformation pour créer un faux récit affirmant que d’autres sont à blâmer pour les attaques chimiques. Cependant, les faits sont clairs. Le régime d’Assad lui-même a mené presque toutes les attaques à l’arme chimique vérifiées qui ont eu lieu en Syrie – une conclusion à laquelle l’ONU est parvenue à maintes reprises », a-t-elle conclu.

Qu’en sera-t-il pour l’attaque présumée de Lattaquié? Faute d’éléments probants, comme, par exemple, des images montrant des personnes intoxiquées, et une enquête menée sur place, il paraît bien présomptueux de tirer des conclusions définitives.

Photo : archive

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