La Cour des comptes donne des pistes pour garantir un accès souverain à l’Espace

Pour des raisons scientifiques, technologiques, économiques et militaires, l’accès souverain à l’espace – c’est à dire sans dépendre d’une puissance étrangère – est plus que jamais stratégique. Et c’est d’autant plus vrai pour la France, où le spatial civil et la dissuasion nucléaire sont historiquement liés étant donné que ce sont les mêmes bureaux d’études qui conçoivent les lanceurs et les missiles balistiques.

Seulement, cet accès souverain à l’espace a un prix très élevé. D’où la recherche d’une coopération européenne, via l’Agence spatiale européenne [ESA], dont la création fut motivée, en partie, par les conditions imposées par la NASA pour lancer les satellites de communication français et allemands, et le lancement du programme Ariane. Et Kourou devint le « port spatial » de l’Europe, même si la France en supporte 84% des coûts.

Cela étant, les commandes publiques ne permettent pas à elles-seules d’équilibrer l’équation économique posée par cet accès souverain à l’espace. En clair, Arianespace, devenue, en 2014, une filiale d’Airbus Safran Launchers, doit trouver des clients privés pour être viable. Et c’est là où les choses se compliquent.

En effet, l’avènement, aux ֤États-Unis, du « New Space », incarné par les sociétés SpaceX, Blue Origin et Rocket Lab, ainsi que par une myriade de start-up, change radicalement la donne dans la mesure il se traduit par un développement de l’accès « low cost » à l’espace.

Ainsi, les lanceurs réutilisables de SpaceX permettent de réduire drastiquement les coûts de mise en orbite d’un satellite [il est question de 35 millions de dollars]. Difficile, dans ces conditions, de s’aligner sur une telle offre… D’autant plus que la société fondée par Elon Musk bénéficie d’un soutien financier public massif américain, via les commandes, notamment, du Pentagone.

Or, fruits d’un compromis entre les États membres de l’ESA, les choix technologiques du programme Ariane 6 [premier vol en 2020, ndlr] tournent le dos au concept de lanceur réutilisable. Le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, s’en était d’ailleurs inquiété à l’antenne d’Europe1, en novembre 2017. Des préoccupations balayées, à l’époque, par Arianespace.

« Dans un contexte où la concurrence est toujours plus forte, Ariane 6 est encore plus adaptée aux évolutions de marché que quand nous l’avons décidée en 2014 », lui avait répondu Stéphane Israël, le président exécutif d’Arianespace, où l’on fit valoir que ce nouveau lanceur permettrait une baisse des coûts de 40% par rapport à Ariane 5. « Elle répond parfaitement à la demande des clients institutionnels européens, qui s’annonce très dynamique pour la décennie 2020. Et elle est parfaitement calibrée pour le lancement de constellations de satellites dédiées à l’internet, une tendance forte du marché », avait-il ajouté.

Mais tel n’est manifestement pas l’avis de la Cour des comptes, qui s’attarde sur ce sujet dans l’édition 2019 de son rapport public annuel [.pdf].

« Même si l’ambitieux calendrier de développement d’Ariane 6 est respecté, il y a un risque important que le lanceur ne soit pas durablement compétitif face à SpaceX, qui continue de progresser. Ce risque est d’autant plus grand que l’attentisme du marché commercial du lancement en orbite géostationnaire et l’évolution des taux de change placent Arianespace en position délicate sur ce marché, sans bénéficier pour autant d’une commande publique comparable à celle de SpaceX », estiment en effet les magistrats de la rue Cambon.

Qui plus est, il faut également prendre en compte la concurrence « intra-européenne », avec la fusée italienne Vega-C, utilisée pour les lancement en orbite base.

« La concurrence intra-européenne entre le bas du spectre d’Ariane 6 et le haut du spectre de Vega-C devrait être limitée autant que possible », est-il souligné dans le rapport public annuel. Car en effet, les « évolutions conduisant à augmenter la puissance de Vega pourraient conduire ce lanceur à concurrencer Ariane 6 sur certains segments du marché commercial. »

Par ailleurs, un autre sujet qui n’aide pas à améliorer l’efficacité – et donc la compétitivité – des lanceurs européens est le principe du « retour géographique », qui confie une charge de travail en adéquation avec la contribution de chaque pays.

« S’il est légitime que les États contribuant au développement des lanceurs aient un juste retour géographique de leur investissement, ces règles de retour devraient être à tout le moins assouplies. Elles devraient notamment être gérées de façon pluriannuelle et globale au niveau de l’ensemble des programmes spatiaux européens », estime la Cour des comptes.

Et, selon cette dernière, le financement de la politique française en matière de lanceurs présente au moins deux « risques budgétaires importants ».

Le premier est un risque d’effet d’éviction, « lié à la nécessité de financer simultanément Ariane 6, son évolution future et les nouvelles applications du spatial », pourtant « essentiels dans le cadre du développement du ‘New Space' ». Et le second est un « risque de crédibilité politique, lié à la pratique des arriérés de paiement envers l’Agence spatiale européenne qui doit cesser. »

Dans ce contexte, le rapport annuel formule six recommandations : dégager éventuellement des fonds publics pour financer en priorité l’innovation technologique plutôt que de soutenir l’exploitation [donc, les industriels], chercher à impliquer davantage les partenaires européens et l’Union européenne elle-même, éponger les arriérés dus à l’ESA, améliorer la programmation budgétaire de la politique spatiale de façon pluriannuelle afin de donner plus de visibilité, proposer « un ambitieux plan de modernisation du port spatial de l’Europe et faire évoluer les accords de Kourou vers une plus grande participation européenne au financement de la base spatiale » et rencentrer cette dernière « sur son cœur de métier, en laissant à l’État la responsabilité du pilotage et de la gestion des projets de développement de la Guyane soutenus financièrement par le CNES. »

D’autres recommandations, non formulées explicitement dans la synthèse de ce document, ont été suggérées par la Cour des comptes. Ainsi, considère-t-elle, « la commande publique européenne de lancements institutionnels mériterait d’être consolidée » car si les « principaux acteurs publics concernés [ESA, UE, Eumetsat et les principaux États] acceptaient de passer des commandes pluriannuelles pour leurs lancements institutionnels, les industriels bénéficieraient d’une plus grande visibilité sur leur plan de charge et d’une sécurisation de leurs financements. »

Enfin, les magistrats pensent que les « évolutions technologiques ultérieures pour accéder à la technologie du réutilisable, qui seront indispensables pour maintenir la compétitivité » d’Ariane 6 face à la concurrence américaine, et donc pour et garantir un accès souverain à l’espace.

Sur ce point, la ministre des Armées, Florence Parly a fait observer que le développement d’une telle technologie supposait la nécessité de réunir plusieurs conditions, comme celle consistant à « bâtir un modèle économique viable dans un marché européen de taille plus réduite que celui des États-Unis, et dans un contexte où le maintien du savoir-faire et des compétences industrielles nécessite une production minimale. » En outre, a-t-elle ajouté, cela suppose aussi « d’analyser finement les conséquences pour la filière des missiles balistiques stratégiques qui résulteraient d’un abandon des boosters à poudre pour les lanceurs civils. »

Aussi, pour la ministre, il convient donc de trouver un « juste équilibre » car « l’étude d’un lancement avec des composantes réutilisables reste pertinente. »

Illustration et photo : 1- Ariane 6; 2- Décollage d’ Ariane 5 ECA [vol 238, mise en orbite les satellites HS3-IS et GSAT-17] (c) CNES

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