Cyberdéfense/Télécoms : La France se méfie (aussi) de l’équipementier chinois Huawei
Depuis plusieurs mois, les autorités américaines ont les équipementiers télécoms chinois Huawei et ZTE dans le collimateur pour des raisons liées à la sécurité nationale et, plus précisément, à des risques d’espionnage. Sur ce point, la semaine passée, Dan Coats, le directeur national du renseignement américain, a estimé que la Chine avait réussi à rattraper son retard technologique dans le domaine militaire grâce à « sa capacité à voler notre propriété intellectuelle ».
En mai 2018, le Pentagone a ainsi annoncé sa décision de bannir les téléphones portables commercialisés par les deux industriels chinois. Et, alors que le déploiement de la norme 5G se prépare aux États-Unis, le président Trump envisagerait de signer un décret visant à interdire aux entreprises américaines d’acquérir des équipements à des groupes télécoms étrangers susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale. Une manière de viser ZTE et Huawei sans le dire.
En outre, toujours outre-Atlantique, la justice s’intéresse plus particulièrement à Huawei. Ainsi, le 16 janvier, le Wall Street Journal a révélé qu’une enquête fédérale avait été ouverte contre l’équipementier chinois pour des « vols de technologie » ayant visé la branche américaine de T-Mobile. Et cela, alors qu’une autre avait été lancée en avril pour déterminer si le géant des télécoms avait ou non enfreint les sanctions américaines visant l’Iran.
C’est d’ailleurs dans le cadre de cette affaire que, à la demande de leurs homologues américaines, les autorités canadiennes ont interpellé Wanzhou Meng, la directrice financière de Huawei. Et, depuis, Ottawa et Pékin sont à couteaux tirés. Deux ressortissants canadiens ont dépuis été interpellés en Chine pour avoir « mis en danger la sécurité nationale » tandis qu’un troisième a été condamné à mort pour trafic de drogue à l’issue d’un procès express.
La suspicion à l’endroit de Huawei s’explique en grande partie par le fait que ce groupe a été fondé à la fin des années 1980 par un ancien colonel de l’armée populaire de libération [APL]. D’où les soupçons de collusion avec le gouvernement chinois et les craintes que les équipements utilisés pour les infrastructures télécoms puissent présenter des « portes dérobées » logicielles et matérielles, susceptibles d’être exploitées à des fins de renseignements ou de cyberattaques. Ce qui n’est pas nouveau…
Dans un rapport publié en 2012, le sénateur Jean-Marie Bockel avait recommandé de bannir les routeurs de coeur de réseau proposés par les industriels ZTE et Huawei, justement en raison de doutes sur leur intégrité et de menace d’atteinte à la sécurité nationale.
En juillet dernier, le Government Communications Headquarters [GQHQ, renseignement électronique britannique] a indiqué qu’il n’avait qu’une « assurance limitée » sur le fait que les équipements de Huawei, principal fournisseur de composants pour les réseaux au Royaume-Uni, ne représentaient « aucune menace pour la sécurité nationale. »
Or, avec le déploiement à venir de la norme 5G, qui permettra d’accélérer les transferts de flux de données toujours plus importants [ce qui fera augmenter le nombre d’objets connectés et les volumes échangés], Huawei a la capacité de prendre une place prépondérante étant donné qu’il propose des équipements qui passent pour être performants et efficaces tout en étant moins chers que ceux de ses concurrents.
D’après le quotidien Les Échos, l’opérateur SFR aurait eu le projet d’installer des équipements fabriqués par Huawei en région parisienne, ce qui serait allé à l’encontre de règles non écrites qui bannissent Huawei du coeur du réseau télécom et d’Île-de-France. « C’est l’étincelle qui a déclenché le feu, jusqu’à l’Elysée », a raconté un « acteur du secteur » au journal.
Ce qu’a confirmé Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères, lors d’une audition au Sénat, le 23 janvier. « Nous sommes tout à fait conscients des risques […], à la fois sur la place de Huawei dans les réseaux centraux, sur les risques que peut entraîner le fait que Huawei intervienne largement sur la 5G. Nous sommes tout à fait conscients de cela et le gouvernement prendra les dispositions nécessaires quand il le faudra », a-t-il assuré.
Il n’aura pas fallu attendre longtemps. Deux jours plus tard, le gouvernement a déposé un amendement au projet de loi PACTE [Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises] visant à élargir la liste des équipements de télécommunications [les antennes-relais 5G, notamment, ndlr] devant faire l’objet d’un contrôle formel par l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information [ANSSI] avant leur déploiement.
« Les réseaux mobiles deviennent de plus en plus critiques, connectent des véhicules, des objets. Ce sera de plus en plus le cas avec la 5G. Ce changement était indispensable », assure un porte-parole du ministère de l’Économie au journal Les Échos. Évidemment, il n’est pas question de cibler plus nommément Huawei, même si ces nouvelles dispositions ont été imaginées alors que l’équipementier chinois suscite de la méfiance dans la plupart des pays européens, dont l’Allemagne, où le quotidien Handelsblatt assure que Berlin réfléchit à l’exclure de la 5G, ou encore en Pologne, où l’un de ses cadres a été arrêté pour… espionnage. Le Japon et l’Australie ont pris des dispositions similaires.
« Les lois chinoises imposent aux sociétés privées ayant leur siège en Chine de coopérer avec les services de renseignement. Par conséquent, les introduire dans des systèmes clés d’un État pourrait constituer une menace », a résumé l’agence tchèque de cybersécurité.
Cela étant, les mesures envisagées en Europe favoriseront Nokia et Ericssson, c’est à dire les concurrents de Huawei. [À noter que le groupe Orange a annoncé avoir exclu l’équipementier chinois au profit de ses homologues européens]. D’où l’agacement de Zhang Ming, l’ambassadeur chinois auprès de l’Union européenne.
« Aujourd’hui, on ne ménage aucun effort pour inventer une histoire de sécurité sur Huawei. […] Je ne pense pas que cette histoire ait quoi que ce soit à voir avec la sécurité », a estimé le diplomate dans les colonnes du Financial Times, avant de parler de « lourdes conséquences » sur la coopération économiqie et scientifique mondiale. Plus tôt, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, avait dénoncé une campagne contre Huawei, la qualifiant « d’injuste » et « d’immorale ».