Londres annonce une « nouvelle stratégie » pour l’Arctique, où un navire militaire français vient de mener une mission inédite

En juillet 1940, le croiseur auxiliaire « Komet », un navire corsaire allemand commandé par le capitaine de vaisseau Robert Eyssen, fut le premier bâtiment militaire non soviétique à traverser l’océan Arctique par le passage Nord-Est, c’est à dire la route maritime reliant le cap Nord au détroit de Béring via le détroit de Kara et le cap Tcheliouskine. À l’époque, il avait fallu l’autorisation de Moscou (ce qui n’était pas un problème avec le pacte germano-soviétique) et l’assistance des brise-glaces Lénine puis Joseph Staline, dont le déploiement fut payé par Berlin.

A priori, aucun autre navire de surface militaire non soviétique (ou non russe) n’avait emprunté le passage Nord-Est jusqu’à la mission que vient de réaliser le Bâtiment de soutien et d’assistance hauturier [BSAH] Rhône, livré à la Marine nationale en juillet par Kership, la co-entreprise de Naval Group et du chantier naval Piriou.

Pour son Déploiement de Longue Durée [DLD] préalable à sa mise en service officielle, le BSAH Rhône a en effet pris la direction de Tromsø, au nord de la Norvège, d’où il a ensuite appareillé, le 1er septembre, pour traverser les mers de l’Arctique russe (soit les mers de Barents, de Kara, de Laptev, de Sibérie orientale, des Tchouktches).

Après avoir franchi le détroit de Behring, le navire français a rejoint le port de Dutch Harbor, dans les îles Aléoutiennes, au large de l’Alaska, le 17 septembre. Et cela, sans l’assistance d’un brise-glace russe comme c’est habituellement le cas pour les navires de commerce. « Détectant les premières glaces au radar, nous avons réduit fortement notre vitesse pour nous tenir à l’écart de la banquise », a expliqué, à l’AFP, le capitaine de frégate Philippe Guéna, le « Pacha » du BSAH Rhône.

Une telle mission aurait dû être effectuée en 2013 par le remorqueur Le Tenace. Mais, à l’époque, les autorités russes ne donnèrent pas leur accord, en avançant le prétexte qu’il y avait alors trop de glace pour une telle traversée.

« Au-delà du renforcement de l’expertise des équipages de la Marine nationale à naviguer et à opérer dans la zone arctique, ce type de déploiement permet d’accroître les connaissances météorologiques et océanographiques des zones traversées », a expliqué l’État-major des armées [EMA] au sujet de cette mission du BSAH Rhône. Des données qui peuvent être utiles pour les sous-marins…

Avec le changement climatique annoncé, l’exploitation des immenses ressources que recèle l’Arctique devrait être plus facile (ce qui nourrit les différends territoriaux entre les pays riverains), de même que la navigation maritime, avec des routes maritimes accessibles pendant plus longtemps. Quant à ce passage Nord-Est, il devrait permettre aux navires commerciaux de gagner jusqu’à deux semaines pour assurer la liaison entre le Pacifique et l’Europe, sans avoir à franchir le canal de Suez, comme l’a récemment démontré le porte-conteneurs brise-glace danois Venta, de l’armateur Maersk.

En outre, la région de l’Arctique a une valeur militaire évidente. La Russie en a fait une priorité stratégique et s’attache à y rétablir la présence de ses troupes depuis 2009, avec la remise en état d’anciennes bases (ou avec la création de nouvelles), le déploiement d’unités spécialisées ou la remise au goût du jour de projets abandonnés, comme la mise au point d’un nouvel Ekranoplan pour des missions de surveillance.

« Je ne veux pas mettre la pression, mais les spécialistes savent que, par exemple, des sous-marins nucléaires américains sont en service au nord de la Norvège. La durée du vol des missiles est de 15 minutes jusqu’à Moscou. Et nous devons savoir ce qui s’y passe, voir ce qui s’y passe, nous devons protéger cette côte de façon adéquate, y assurer la protection des frontières », a ainsi fait valoir Vladimir Poutine, le président russe, en juin 2017.

Ces enjeux expliquent donc l’intérêt de la Marine nationale pour cette région, dont il reste beaucoup à apprendre dans la mesure où la navigation y est difficile (variation du Nord magnétique, cartes marines mal cartographiées, conditions climatiques rudes…).

Pour rappel, la France est un des États observateurs au Conseil de l’Arctique, au même titre que la Chine, la Corée du Sud, l’Allemagne ou encore le Royaume-Uni, dont l’intérêt est en partie motivé par le fait que les compagnies pétrolières et gazières britanniques sont très impliquées dans cette région. En outre, l’on s’inquiète, à Londres, des activités militaires de la Russie, tant dans le Grand Nord qu’en Atlantique-Nord.

D’où la stratégie annoncée le 30 septembre par Gavin Williamson, le ministre britannique de la Défense.

« Le changement de l’environnement naturel dans l’Arctique et le Grand Nord entraîne une évolution du contexte sécuritaire et, à mesure que la région devient plus accessible, l’activité militaire s’est intensifiée », constate le ministère britannique de la Défense [MoD]. « La nouvelle stratégie arctique de défense mettra l’Arctique et le Grand Nord au centre de la sécurité du Royaume-Uni », ajoute-t-il.

« Au fur et à mesure que la glace fond et que de nouvelles routes de navigation apparaissent, l’importance de la région du Grand Nord et de l’Arctique augmente. […] La Russie, avec plus de sous-marins opérant sous la glace et l’ambition de construire plus de 100 installations dans l’Arctique, revendique et militarise la région. Nous devons être prêts à faire face à toutes les menaces dès qu’elles apparaissent », a expliqué M. Williamson.

Cela étant, cette « nouvelle » stratégie pour l’Arctique ne contient pas de mesures exceptionnelles et tient plus de l’affichage politique et diplomatique. Ainsi, il est question d’organiser et de pérenniser des entraînements par temps froid en Norvège, avec l’envoi d’environ 800 Royal Marines.

En outre, avec quatre Eurofighter Typhoon, la Royal Air Force assurera, en 2019, et dans le cadre de l’Otan, la surveillance de l’espace aérien islandais (une mission que les aviateurs français connaissent déjà). « Cela permettra au Royaume-Uni de travailler en étroite collaboration avec ses alliés pour prévenir les menaces aériennes contre la sécurité de la région euro-atlantique » et « fournira également à la RAF des opportunités uniques pour tester ses compétences dans différents environnements », indique le MoD.

Sans surprise, Londres prévoit d’augmenter des « opérationnels dans la région » avec l’entrée en service de avions de patrouille maritime P-8 Poseidon. Ces appareils, mis en oeuvre depuis la base de Lossiemouth, « aideront à lutter contre une série de menaces qui s’intensifient, notamment les activités sous-marines dans l’Arctique. » Cela devrait se faire en coopération avec la Norvège, qui disposera du même type d’appareil (un accord allant dans ce sens a d’ailleurs été signé en novembre 2016). Enfin, un sous-marin nucléaire d’attaque de la Royal Navy sera régulièrement déployé dans l’Arctique.

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