Quels sont les enjeux de la future Loi de programmation militaire pour les forces spéciales?
Lors de l’exécution de la Loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019, les forces spéciales françaises ont pu renforcer significativement leurs effectifs (+30%), lesquels comptent désormais 3.900 personnels d’active et 400 réservistes. Pour autant, le nombre de leurs engagements – qui, en plus, s’inscrivent dans la durée – fait que leur contrat opérationnel est dépassé.
S’agissant des matériels, le bilan de la LPM en cours est mitigé, des « réductions temporaires de capacité restant encore à combler », a souligné l’amiral Laurent Isnard, le commandant des opérations spéciales (COS), lors d’une audition à l’Assemblée nationale. Ces difficultés en matière d’équipements « constitueront tout l’enjeu de la prochaine LPM », a-t-il ajouté.
Plusieurs programmes lancés au profit du COS devraient aboutir après l’exécution de la LPM en cours. C’est ainsi le cas de celui des radios HF NG Melchior VS2, qui vise en premier lieu à garantir la permanence des communications en cas de rupture d’accès satellitaire. Les premières livraisons de ces équipements sont attendues en 2020. La modernisation des avions de transport C-130H Hercules, réalisée par l’armée de l’Air, aboutira à la livraison de 5 de ces appareils à l’escadron 3/61 Poitou entre 2019 et 2022.
Le renouvellement des véhicules utilisés par les forces spéciales est plus délicat. Ainsi, l’amiral Isnard a confirmé que les 25 premiers Véhicules lourds des Forces spéciales (PLFS), livrés par Renault Trucks Defense en février 2017, ont été « interdits d’emploi » par la Direction générale de l’armement (DGA), qui les a donc renvoyés au constructeur. Pour rappel, 202 PLFS ont été commandés pour remplacer les VLRA [Véhicules Légers de Reconnaissance et d’Appui]. Quant aux 241 Véhicules Légers des Forces Spéciales (VLFS) attendus, ils sont toujours en phase de « prototypage ». Il « faudra dorénavant attendre 2020 pour les premières livraison », a précisé l’amiral Isnard.
« Nous avons actuellement plus de deux ans de retard dans le renouvellement de nos véhicules terrestres et n’avons aucune certitude pour l’avenir », a-t-il insisté.
Un autre programme susceptible d’être indirectement impacté par des retards est celui portant sur les Propulseurs sous-marins de troisième génération (PSM 3G). Devant être mis en service en 2018, ces « mini-sous-marins autonomes », importants pour contrer les stratégies de déni d’accès, ont été conçus pour être mis en oeuvre à partir des sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda.
Or, la construction du premier bâtiment de cette classe (le Suffren) ayant connu quelques problèmes (et donc des retards), l’amiral Isnard a dit souhaiter « pouvoir mettre en interface le PSM-3G avec un bâtiment de projection et de commandement (BPC) via l’embarcation gigogne ESP-3G. » Et d’ajouter : « Ce besoin, qui n’est pas pris en compte actuellement, devra être instruit dans l’exécution de la LPM. »
« De la même manière que le porte-avions est une base aérienne en mer, le BPC est une base commando totalement autonome au large des côtes. C’est pourquoi nous demandons ce moyen adapté », a insisté le COS.
Toujours dans le domaine des équipements, la prochaine LPM devra prendre en compte les enseignements tirés des récents engagements des forces spéciales. « Nous avons fait face, ces dernières années, à trois types de conflictualité qui réclament des approches et des moyens très différents », a fait valoir l’amiral Isnard, qui a par ailleurs souligné quelques insuffisances (drones MALE, guerre électronique, moyens blindés, transport aérien, etc…), lesquels rendent les forces spéciales dépendantes des capacités américaines et de moyens « externalisés ».
Aussi, pour le COS, « l’enjeu des travaux de la prochaine LPM concerne les aspects capacitaires », dans la mesure où, a dit l’amiral Isnard, « la situation actuelle fait peser, sur les équipements des FS, un risque de décrochage générationnel par rapport aux standards des pays occidentaux, voire par rapport aux meilleurs équipements des forces conventionnelles et à certains équipements de l’ennemi. »
« En d’autres termes, a-t-il prévenu, si rien n’est fait, certains équipements FS pourraient être en retard d’une à deux générations par rapport aux meilleurs standards, notamment dans le domaine des hélicoptères, des véhicules et des avions. »
D’autant plus que l’effort financier nécessaire pour moderniser les forces spéciales est raisonnable, l’amiral Isnard l’ayant évalué à 250 millions d’euros en 7 ans, soit 35,7 millions par an, soit encore « moins d’un millième du budget annuel de la défense ». Seulement, a-t-il fait observer, « le faible volume financier des petits programmes transverses et de cohérence fragilise ces derniers. »
Un premier axe d’effort doit porter sur la mobilité tactique. Le COS a besoin d’hélicoptères NH-90 TTH Caïman adaptés aux forces spéciales. En outre, compte tenu des difficultés pour le renouvellement des véhicules des forces spéciales, « il faudra mettre en œuvre un plan de transition de ce segment par l’intermédiaire d’un programme VPS 2 consistant à acquérir ‘sur étagère’, des véhicules directement dérivés de modèles civils et disponibles sur le marché », a dit l’amiral Isnard.
« Le principe d’une acquisition de trente exemplaires semble affermi – pour un coût de l’ordre de 15 millions d’euros – et c’est le nombre de véhicules nécessaire au Sahel. Si tel n’était pas le cas, il y aurait un risque d’une importante réduction de capacité entre 2018 et 2025″, a affirmé le COS, qui a également évoqué l’acquisition de 60 véhicules légers de type buggy (pour 4 millions d’euros) afin de renforcer le segment ‘haute mobilité-vélocité’» permettant l’accès à de nouveaux modes d’actions – à la suite du retour d’expérience allié au Levant ».
Enfin, toujours en prenant en compte les derniers engagements des forces spéciales, l’amiral Isnard a plaidé pour une « nécessaire prise en compte d’un segment blindé adapté » à leurs modes d’action, en particulier en zone urbaine. « On ne peut pas y circuler en décapotable… », a-t-il fait valoir.
Un autre axe porte les moyens de collecte du renseignement [capacités ISR, ndlr]. Si les forces spéciales peuvent compter sur les moyens mis en oeuvre par l’armée de l’Air (drone MALE MQ-9 Reaper armés, qui seront des « game changer pour les opérations spéciales, avions légers de surveillance et de reconnaissance, etc), elles ont aussi besoin « d’acquérir une capacité ISR complémentaire propre. »
Pour cela, l’amiral Isnard souhaite l’achat de drones MAME (moyenne altitude, moyenne endurance) ayant une autonomie de 6 heures et disposant d’une charge de renseignement d’origine électromagnétique (ROEM) tout en étant capables « d’emporter des armements de faible charge. »
Un dernier axe concerne les moyens de transmission et de commandement, afin de « garantir l’interopérabilité en coalition et à consolider notre capacité à établir des communications à longue distance par satellite à l’aide de radios de dernière génération, que l’on appelle les TACSAT-NG », a expliqué l’amiral Isnard. « Il nous faudra également renforcer notre autonomie nationale et notre résilience face aux attaques cyber, objectif qui n’est pas incompatible avec celui d’interopérabilité. Le COS travaille à un projet de système d’information FS dont l’objet sera de concevoir les briques et interfaces en termes de logiciels et de connectivité pour compléter les systèmes interarmées en cours de développement », a-t-il ajouté.
Enfin, l’amiral Isnard a évoqué le processus d’acquisition des équipements dont les forces spéciales ont besoin. En 2008, la Cour des comptes avait estimé que ce dernier, d’une « grande complexité », ne donnait « pas satisfaction ». Six ans plus tard, un rapport du Sénat avait recommandé de le revoir… Ce qui n’a pas été fait depuis (mais sans doute que, la recherche de solutions innovantes étant une priorité du ministère des Armées), il en ira autrement dans les prochains mois.
« Les forces spéciales ont un rôle particulier à jouer car l’innovation est dans notre ADN et cette dynamique finit par profiter à tous – aussi bien au contribuable qu’aux forces conventionnelles », a souligné le COS.
« Cependant, nous ne pouvons innover seuls », a-t-il continué. « Il faut que les processus d’acquisition nous y aident au lieu de nous contraindre. L’innovation doit aussi imprégner nos méthodes et nos règles. Il est des cas où l’on doit pouvoir s’affranchir du code des marchés publics, ce que permettent les directives européennes. Malheureusement, la déclinaison de ces exceptions en droit français se borne aux seuls services de renseignement. C’est un frein considérable », a-t-il déploré.
« Je regrette que notre système ne soit pas conçu pour acheter sur étagère, lorsque les volumes sont faibles et les risques pour l’État, minimes. Dans de tels cas, la mécanique programmatique n’est pas adaptée et les développements sont longs, coûteux et inutiles. L’enjeu est stratégique : l’innovation technique et l’adaptation administrative doivent nous permettre de réagir face à des adversaires qui exploitent à 100 % la dualité des technologies et leur vulgarisation massive sur internet et les réseaux sociaux », a encore fait valoir l’amiral Isnard.
Ainsi, pour le moment, quand le COS veut acquérir « sur étagère » des matériels déjà disponibles, il doit se résoudre à « perdre un ou deux ans à refaire des tests que ces équipements ont déjà passés au sein d’organismes étrangers ». Pour l’amiral Isnard, « c’est d’une certaine manière comme demander à un particulier qui achète ou loue un véhicule de le faire passer systématiquement aux Mines… »
Photo : armée de Terre