L’enquête sur la mort du dissident russe Alexandre Litvinenko met Londres dans l’embarras

Entre le 31 août et le 16 septembre 1999, cinq attentats meurtriers, attribués à des rebelles tchétchènes, furent commis à Moscou, Bouïnaksk et Volgodonsk. Alors que les forces russes s’apprêtaient à intervenir une nouvelle fois en Tchétchénie, Vladimir Poutine, qui était, à l’époque, le Premier ministre d’un président Eltsine déclinant, lança son fameux « on ira buter (les terroristes) jusque dans les chiottes ». Quelques semaines plus tard, il s’installa au Kremlin, avec l’appui de l’oligarque Boris Berezowski, alors au faîte de sa puissance.

Cependant, la vague d’attentats de 1999 présentèrent quelques zones d’ombres qui n’ont pas été totalement éclaircies à ce jour. Un fait troublant nourrit les soupçons : à Riazan, le 23 septembre, la police locale trouva des explosifs dans un véhicule garé devant un immeuble, avec un détonateur prêt à fonctionner à 5h30 du matin. Selon l’enquête, il s’avéra que des agents du FSB (le service de renseignement intérieur russe, issu d’un ex-directorat du KGB) étaient impliqués… Leur chef soutint alors qu’il s’agissait d’un « exercice pour tester la préparation des forces de l’ordre ». Et, à deux reprises, le Parlement russe rejeta deux motions appelant à une enquête sur cette affaire et décida de mettre au secret tous les documents la concernant pour 75 ans.

Quoi qu’il en soit, plusieurs personnalités exprimèrent leurs doutes sur les auteurs réels des attentats. Comme l’ex-général Alexandre Lebed, ancien candidat à l’élection présidentielle russe de 1996, et éphémère patron du Conseil de la sécurité nationale (*). Le 28 avril 2002, alors qu’il était devenu gouverneur de Kranoïarsk, avec le soutien de Boris Berezowski, son hélicoptère s’écrasa en Sibérie…

Ancien du FSB, un certain Alexander Litvinenko, fervent opposant à Vladimir Poutine, quitta la Russie pour la Turquie, afin de proposer ses services aux Américains. Devant le refus de ces derniers, il se tourna vers les Britanniques, qui, visiblement, le firent intégrer les rangs du MI-6, leur service de renseignement extérieur.

Installé à Londres, Litvinenko continua de dénoncer le pouvoir russe et se rapprocha de Boris Berezowski, également en exil au Royaume-Uni après être tombé en disgrâce auprès de Vladimir Poutine. L’oligarque fut même accusé par le Kremlin d’avoir soutenu les rebelles islamistes du Caucase… ce que l’intéressé s’efforça de démentir (**).

De son exil londonien, Litvinenko se mit à écrire un livre dans lequel il accusait le FSB d’être à l’origine des attentats de 1999. « Blowing up Russia : terror from within », publié avec le soutien financier de Berezowski (qui sera retrouvé mort en mars 2013, la thèse du suicide ayant été retenue), fut interdit en Russie.

Plus tard, Litvinenko s’intéressa aux activités de la mafia russe en Espagne. Il n’eut guère le temps d’aller plus loin. Empoisonné avec du polonium 210 [ndlr, une substance radioactive toxique], il rendit son dernier souffle sur un lit d’hôpital londonien le 23 novembre 2006.

Très vite, Scotland Yard soupçonna deux ressortissants russes d’être à l’origine de l’empoisonnement de Litvinenko : Andreï Lougovoï et Dmitri Kovtoun, deux anciens membres du FSB qu’il avait rencontrés au Millenium Hotel pour boire un thé quelques semaines avant sa mort.

L’affaire provoqua des remous entre Londres et Moscou : devant le refus de la Russie d’extrader les deux principaux suspects, le gouvernement britannique prit la décision d’expulser quatre diplomates russes de son territoire. De son côté, le Kremlin en fit autant et alla jusqu’à interrompre la coopération antiterroriste  et la délivrance de visas aux fonctionnaires d’outre-Manche.

Depuis, on en était resté là… Jusqu’en juillet 2014, avec l’autorisation du gouvernement britannique d’ouvrir une enquête publique sur la mort de Litvinenko. Cette procédure est particulière, outre-Manche, dans la mesure où, à la différence de celles qui sont « classiques », elle permet d’examiner à huis clos des documents sensibles. Pour autant, elle ne peut établir que des faits sans prononcer de condamnations.

Pourtant, en mars 2013, les autorités britanniques avaient refusé d’ouvrir une telle enquête : à l’époque, il s’agissait de ne pas remettre en cause le réchauffement des relations avec Moscou. Mais, l’affaire de la Crimée, du Donbass et du vol MH-17 changèrent la donne…

Cela étant, et sans surprise, les conclusions de cette enquête publique, conduite sous la direction du juge Robert Owen, confirment les soupçons à l’égard d’Andreï Lougovoï et de Dmitri Kovtoun, preuves à l’appui.

« Je suis sûr que les deux hommes ont mis le polonium 210 dans la théière le 1er novembre 2006 », a en effet écrit le juge Owen. Plus exactement, une première dose, plus faible, a été administrée par Litvinenko le 16 octobre.

« Les preuves que je présente établissent clairement la responsabilité de l’État russe dans la mort de Litvinenko », va même jusqu’à affirmer le juge britannique. « L’opération du FSB contre Litvinenko a probablement été approuvée par Nikolaï Patrouchev, (ex-chef du FSB) et aussi par le président Poutine », a-t-il insisté.

Et pour cause : « Le fait que M. Litvinenko ait été empoisonné par du polonium-210 fabriqué dans un réacteur nucléaire suggère que M. Lougovoï et M. Kotvoun agissaient pour le compte d’un État plutôt que d’une organisation criminelle », a affirmé le juge Owen.

Le porte-parole de David Cameron, le Premier ministre britannique, a immédiatement réagi aux conclusions de cette enquête. « Que le meurtre de l’ex-agent du KGB Alexandre Litvinenko ait été autorisé au plus haut niveau de l’Etat russe est extrêmement dérangeant », a-t-il dit. « Ce n’est pas une manière de se comporter, encore moins pour un pays qui est membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU », a-t-il estimé.

Comme l’on pouvait s’y attendre, Moscou a vivement critiqué la procédure britannique en dénonçant son manque de « transparence ». « Nous regrettons que cette enquête purement criminelle ait été transformée en enquête politiquement motivée et qu’elle ait assombri l’atmosphère générale des relations bilatérales », a ainsi fait valoir le ministère russe des Affaires étrangères. L’ambassadeur russe en poste à Londres a même parlé de « provocation grossière ».

En attendant, les résultats de l’enquête du juge Owen mettent le gouvernement britannique dans l’embarras étant donné qu’il semble hésiter à aller au-delà du froncement de sourcils. Downing Street a ainsi fait savoir que d’éventuelles sanctions seraient prises en fonction de « la nécessité de travailler avec la Russie dans la lutte contre l’État islamique ». Cependant, la ministre de l’Intérieur, Theresa May, a évoqué un possible gel des avoirs appartenant aux deux suspects.

Aussi, il est peu probable que cette affaire aille plus loin. En outre, il est impensable que Andreï Lugovoï, qui s’est vu attribuer, l’an passé, une médaille pour « service à la patrie », et Dmitri Kovtoun soient extradés et condamnés…

(*) Alexander Lebed : « Le pouvoir veut déstabiliser la Russie » – Le Figaro du 29 septembre 1999

(**) Boris Berezowski : « Je n’ai jamais soutenu les chefs de guerre tchétchènes » – Le Figaro du 22 septembre 1999

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