Pour M. Le Drian, la diffusion de capacités militaires avancées est une nouvelle menace

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Le 18 janvier, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a prononcé un discours très dense à l’occasion de l’inauguration de la chaire « Grands enjeux stratégiques » à La Sorbonne. À cette occasion, il a décrit les trois « tournants » qui, selon lui, caractérisent les menaces actuelles.

Sans surprise, le premier « tournant » est celui du « terrorisme militarisé », incarné par Daesh (État islamique ou EI), et, plus largement, par les groupes jihadistes, lesquels « nous attaquent, non pas pour ce que nous faisons comme d’aucuns le laissent croire, mais bien pour ce que nous sommes, et plus simplement aussi parce qu’ils ne peuvent, eux, exister sans se désigner sans cesse des ennemis. »

Ainsi, a souligné le ministre, Daesh se distingue par « une virulence idéologique » qui se propage grâce à une propagande abondante, des modes d’action et des moyens militaires significatifs avec un « ancrage territorial », des « ressources » et un « projet totalitaire » qui « lui confèrent des capacités de nuisance équivalentes à celle d’un État » et une capacité à susciter des ralliements individuels et collectifs, comme c’est le cas en Afrique ou encore en Asie.

Le deuxième tournant évoqué par M. Le Drian concerne l’Europe. D’une part avec la crise des migrants, qui pose la question du retour des frontières sur le Vieux Continent, et, d’autre part, avec les tensions causées par l’annexion de la Crimée et le soutien fourni par Moscou aux rebelles séparatistes actifs dans l’est de l’Ukraine.

« C’est un fait que la Russie a remis en cause non seulement la souveraineté de l’Ukraine, et donc son intégrité mais aussi les fondements de l’ordre de sécurité sur tout le continent. Les militaires russes ont par exemple développé un modèle dangereux, ce qu’ils appellent les ‘opérations non linéaires’, explicitement mis en application en Crimée, qui consiste entre autres à effacer la distinction entre temps de paix, temps de crise et temps de guerre », a expliqué M. Le Drian. Pour ces raisons, a-t-il ajouté, « nous ne pouvons pas négliger le retour en Europe des menaces de la force, autrement dit la posture ambigüe d’une grande puissance nucléaire qui se réarme significativement ».

Enfin, le dernier tournant qu’il faut prendre en compte est, pour le ministre, la « fin de la domination techno-militaire sans partage de l’Occident », qui est une « menace plus diffuse mais qui n’en est pas moins prégnante aujourd’hui et qui sera certainement structurante demain ».

Ainsi, a expliqué M. Le Drian, la période, commencée en 1991 avec la désintégration de l’Union soviétique et la démonstration de force des Occidentaux, emmenés par les États-Unis, lors de l’affaire du Koweït, et marquée par des « opérations asymétriques caractérisées un net avantage technologique et militaire du côté occidental, contrebalancé par la détermination souvent plus grande de nos adversaires militairement plus faibles » est en train de prendre fin.

Pourquoi? Tout d’abord en raison de l’utilisation de plus en plus fréquente par de nombreux acteurs, étatiques ou non, de « technologies dites nivelantes », suffisamment efficaces pour « remettre en cause l’avantage technologique occidental ». Ainsi, pour le ministre, les engins explosifs improvisés, arme de prédilection des groupes terroristes, en est un exemple (même si des parades ont été trouvées).

En outre, des capacités plus avancées se diffusent plus rapidement qu’autrefois. C’est le cas notamment des missiles de croisière, qui figurent désormais dans l’arsenal d’une vingtaine de pays, ainsi que celui des missiles balistiques. Même des acteurs non-étatiques, comme les rebelles Houthis au Yémen, y ont recours contre la coalition emmenée par l’Arabie Saoudite.

Par ailleurs, l’avance technologique occidentale est grignotée dans le domaine C4ISR (Computerized Command, Control, Communications – Intelligence, Surveillance, Reconnaissance).

« De plus en plus de pays et même de proto-Etats savent élaborer des réseaux informatiques sophistiqués, utiliser des mini-drones low-cost, achetés par exemple en Chine, à des fins d’observation, ou même guider des munitions à partir de technologies commerciales. Comme chacun peut l’observer avec les derniers modèles de téléphone portable, il n’est plus nécessaire de disposer de connaissances poussées, ou d’une lourde infrastructure de soutien, pour bénéficier d’une puissance de calcul et de possibilités multimédias qui, hier encore, étaient inimaginables sur le terrain », a relevé le ministre.

La banalisation des armes de destruction massive (ADM) est bien évidemment un sujet de préoccupation. « Le même phénomène de diffusion est malheureusement à l’oeuvre dans le domaine non conventionnel. Je pense naturellement au dernier essai nucléaire nord-coréen, qui illustre que la possession d’armes nucléaires, même peu avancées et peu nombreuses, permet de conduire dans la durée une stratégie de chantage à l’égard de la communauté internationale », a noté M. Le Drian, qui aussi évoqué l’utilisation d’armes chimiques aussi par le régime syrien que par Daesh.

Le cyberespace est aussi un « lieu » où la supériorité militaire peut être contestée. Pour les grandes puissances comme pour les acteurs non étatiques, le cyber constitue désormais une ‘5e dimension’ (avec les milieux terrestre, maritime et aérien, et l’espace exoatmosphérique). Nous devons donc (…) considérer le cyberespace comme un espace de confrontation à part entière, dans lequel sont conduites des opérations cyber, souvent combinées avec des interventions dans les autres milieux. »

Enfin, la fin de cette domination techno-militaire occidentale risque de compromettre la liberté d’action sur certains théâtres. Ainsi, M. Le Drian trouve « particulièrement préoccupant » la posture dite de « déni d’accès » (Anti-Access/Area Denial ou A2/AD), qui, avec des moyens défensifs et offensifs, vise à interdire l’accès à une zone donnée ou les mouvement à l’intérieur de cette dernière. Ce sujet n’est pas nouveau : il est notamment pris en compte dans les réflexions stratégiques américaines ainsi que dans le développement des armes futures.

« Ainsi, la Russie dans la Baltique et la Chine dans la mer qui porte son nom, déploient et mettent en réseau des systèmes très sophistiqués, afin de rendre prohibitif le coût d’un éventuel déploiement occidental en cas de crise – prohibitif au point de dissuader les puissances extérieures d’intervenir dans la région est-il en tout cas espéré », a expliqué M. Le Drian.

Or, a-t-il continué, les « les capacités qui rendent possible de telles stratégies, et d’ailleurs les postures elles-mêmes, commencent à se diffuser – j’en veux pour preuve la prolifération des systèmes antinavires et antiaériens avancés, russes et chinois ». Aussi, a-t-il conclu sur ce sujet, « aujourd’hui en Baltique, en mer Noire ou en mer de Chine, demain peut-être dans tout le Golfe ou même en Méditerranée, il va devenir de plus en plus difficile de se déployer et donc d’opérer. »

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