Le 2 août 1985, un jour déterminant pour le programme Rafale

Réaliser un programme industriel, qui plus est d’armement, à deux donne de bons résultats, quand on songe au Jaguar franco-britannique ou encore au Transall C-160 et à l’Alphajet franco-allemands.

L’équation se complique davantage quand un projet est lancé à trois mais pas insoluble… comme l’a montré le chasseur-bombardier Panavia Tornado. Mais au-delà, c’est quasiment mission impossible car il faut se mettre d’accord sur ce que l’on veut faire. Et c’est là que, souvent, pour ne pas dire presque toujours, les belles paroles et les bonnes intentions affichées se heurtent sur le mur des réalités.

« Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités », a dit le général de Gaulle, lors d’un entretien télévisé. Et, en ce 2 août 1985, il a bien fallu prendre les choses telles qu’elles étaient au moment de discuter de l’avenir du programme d’avion de combat européen (ACE), qui devait associer la France, l’Allemagne (de l’Ouest), le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne.

C’est en 1978 que Londres, Bonn et Paris décidèrent de lancer des études pour mettre au point un futur avion de combat commun. Mais, très vite, des divergences apparurent : les Britanniques cherchaient à remplacer leurs F-4 Phantom tandis que les Français envisageaient déjà un avion multi-rôles pour remplacer les Jaguar et les Mirage F1, voire, plus tard, les Mirage 2000.

Au cours de l’été 1980, le ménage à trois éclata, les besoins exprimés par les états-majors étant inconciliables. Un an plus tard, le Royaume-Uni lança le programme ACA (Agile Combat Aircraft) dans le cadre d’un consortium formé par British Aerospace, l’allemand MBB et Aeritalia, tandis que la France en fit de même avec le projet ACX. Pour autant, l’idée de concevoir un avion de combat européen ne fut pas pour autant abandonnée.

« Je souhaite vivement que le futur programme puisse être réalisé en coopération. Dès maintenant, je propose à nos partenaires étrangers de réaliser également en coopération la phase expérimentale dont je viens de parler », lança, devant les députés, en décembre 1982, Charles Hernu, alors ministre de la Défense, au sujet du lancement du projet de démonstrateur ACX.

Finalement, le programme ACA, pour s’aligner sur la position française, devint l’EAP (Experimental Aircraft Program) et le projet européen fut relancé. Mais, il va se résumer à une rivalité franco-britannique, avec l’Allemagne pour compter les points.

En 1983, les états-majors français, britannique, allemand, italien et espagnol rendirent leurs spécifications pour ce futur avion de combat européen. Puis, le 16 décembre de cette année-là, à Cologne, ils signèrent un avant-projet commun exprimant leurs besoins opérationnels, soit la fiche programme préliminaire (Outline European Staff Targets). Et cela, malgré les divergences entre les uns et les autres.

Un an plus tard, à l’issue d’une réunion ayant rassemblé les 5 ministres de la Défense concernés, un accord de principe fut trouvé. Il est alors question de « la nécessité de développer et de produire de façon conjointe un nouvel avion de combat européen pour 1995, ainsi qu’un moteur pour cet appareil ». Instructions furent données de « mener à bien » une « étude de viabilité technique et industrielle d’une durée de six mois ».

En réalité, ce compromis de Madrid ne régla pas les divergences de fond puisqu’il ne consista qu’à se mettre d’accord sur les performances du futur avion exigées par chacun. La partie française accepta cependant un avion plus lourd par rapport à ses besoins afin de faciliter les discussions, alors qu’elle souhaitait un appareil léger et maniable de moins de 9 tonnes  quand les Britanniques voulaient un intercepteur plus lourd (12 tonnes).

Les mois suivants, il restait à se mettre d’accord sur la motorisation de ce futur avion européen – la Snecma et Rolls Royce étant en concurrence – ainsi que sur le partage des tâches entre les pays concernés. Vaste programme… qui n’aboutit qu’à constater, encore une fois, les divergences, malgré la position plutôt conciliante de la France alors qu’elle revendiquait le « leadership » en raison du nombre d’appareils qu’elle avait l’intention de commander.

En octobre, la fiche programme préliminaire de l’ACE, basée sur l’accord de Madrid fut signée alors que les problèmes entre les 5 pays partenaires étaient encore loin d’être réglés. Il fut ainsi décidé de développer un appareil capable de mener des missions de défense aérienne et d’appui au sol (les premières étant prioritaires par rapport aux secondes)… Et la France se retrouva ainsi isolée, elle qui continuait à vouloir un avion polyvalent.

Cependant, au début de l’année 1985, l’Allemagne sembla amorcer un rapprochement avec la vision française… Mais ce ne fut qu’un pétard mouillé en raison des divisions au sein du gouvenement allemand (opposition entre le ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, et celui de la Défense, Manfred Wörner) sur ce dossier.

En outre, dans le milieu aéronautique français, des doutes au sujet de cette coopération européenne s’exprimèrent ouvertement, comme ceux du général Capillon, alors chef d’état-major de l’armée de l’Air. Le danger était alors de voir les industriels britanniques et allemands profiter de l’expérience française en matière d’avions de combat, notamment via les transferts de technologie que le programme ACE supposait.

« Les Britanniques nous ont invités à discuter autour d’une table comme ils invitent une dinde à Noël », disait-on, à l’époque, chez Dassault. (*)

En juillet 1985, lors d’une nouvelle réunion à Madrid, les 5 directeurs de l’armement des pays concernés par le programme ACE constatèrent une nouvelle fois leurs divergences. Clairement, l’Allemagne s’opposa frontalement à la France, avec un chef d’état-major de la Luftwaffe et ministre de la Défense qui menaçèrent de démissionner si Bonn s’alignait sur les positions françaises.

Le 2 août, une réunion de la dernière chance fut organisée à Turin, avec les mêmes protagonistes. Royaume-Uni, Allemagne et Italie imposèrent leurs vues, qui plus est non-négociables :  un avion d’au moins 9,75 tonnes (masse à vide) avec un moteur de 9,2 tonnes de poussée fourni par Rolls Royce et MTU. La France et l’Espagne furent « invités » à les rejoindre au plus tard avant le 15 août.

Le chef de la délégation française, le délégué général pour l’armement Louis Blanc, en informa Charles Hernu. Et, devant ce blocage évident où les « partenaires européens » tentèrent d’imposer à la France un avion qui ne lui convenait pas tout en profitant de son savoir-faire aéronautique, Paris décida de faire cavalier seul. L’Espagne, qui pendant un moment, sembla être sur la même longueur d’onde que la France, finira par rejoindre le triumvirat.

La suite est connue : la France développera le Rafale, un avion parfaitement multi-rôles, capable d’enchaîner des missions de supériorité aérienne, de reconnaissance, de dissuasion nucléaire et d’appui au sol tandis que l’EAP donnera lieu à l’Eurofighter Typhoon, qu’il est prévu de moderniser pour lui permettre d’utiliser de l’armement air-sol.

(*) Rafale, le défi français – Jean-Paul Philippe, Tallandier

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