Ce que disait le ministre de la Défense il y a 20 ans

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Avril 1994. Les rayons des librairies se remplissaient d’ouvrages sur le Débarquement du 6 juin dont on allait commémorer le 50e anniversaire et sur la bataille de Dien Bien Phu. Dans les salles obscures, Les Nuls dansaient la Carioca (La Cité de la peur) et Leonardo DiCaprio commençait à se faire un nom (Gilbert Grape) tandis que Steven Spielberg évoquait la liste d’Oskar Schindler. Les Guignols de l’Infos faisaient dire à la marionnette de Jacques Chirac « Putain, deux ans! » entre deux pitreries d’Antoine de Caunes. A Seattle, Kurt Cobain considérait qu’il valait « mieux brûler franchement que s’éteindre à petit feu » et Justin Bieber venait de naître. Pas sûr que la musique s’en soit encore remise.

Le Rwanda allait connaître le 3e génocide du XXe siècle, après l’attentat qui fut fatal aux présidents rwandais et burundais. Dans les Balkans, les combats faisaient rage à Sarajevo, ville qui, 10 ans plus tôt, accueillait les Jeux Olympiques d’hiver. En Irak, l’opération Provide Comfort se poursuivait afin de livrer de l’aide humanitaire aux Kurdes. A Kaboul, les seigneurs de guerre se déchiraient encore et toujours pendant que les taliban se préparaient à exercer leur pouvoir.

En France, la « balladurette » était à la mode, le contrat d’insertion professionnelle (CIP), objet de manifestations de jeunes à qui il était destiné, venait d’être suspendu. Doc et Difool (ou l’inverse) faisaient ce que l’on appelle aujourd’hui le « buzz » et la hausse de 10 centimes (de franc) du prix de l’essence suscitait de la grogne.

L’Eurofighter 2000 (maintenant Typhoon) venait d’effectuer son premier vol et le char Leclerc commençait à entre progressivement en dotation. Et les forces françaises attendaient les conclusions d’un nouveau Livre Blanc sur la défense, le premier depuis 1972. Et surtout le premier depuis la disparition du Pacte de Varsovie. La dissuasion allait-elle garder ses trois composantes (océanique, aérienne, missiles sol-sol)? Le Service militaire, devenu national, allait-il disparaître? Les réponses ne tarderaient pas à venir. Enfin presque.

Dans ce contexte, François Léotard, alors ministre de la Défense du gouvernement emmené par Edouard Balladur, nommé par François Mitterrand après une déroute sans précédent de l’ancienne majorité aux élections législatives de 1993, était interrogé par le Quotidien de Paris, aujourd’hui disparu. Comme tant d’autres. Cet entretien, qualifié « d’exceptionnel » par la rédaction du jounal et publié le 6 avril 1994, est intéressant car les préoccupations exprimées à l’époque rejoignent, d’une certaine manière, celles de maintenant.

Comme par exemple le qualificatif donné à la France de « gendarme international ». En 1994, les effectifs militaires français déployés hors métropole s’élevaient à 70.000 hommes, dont 10.000 rien que pour l’ex-Yougoslavie. « Je récuse la qualification de ‘gendarme’, même si le ministre de la Défense affectionne ce corps qui lui est cher », avait répondu François Léotard. « Nous sommes en Afrique en vertu de traités conclus entre Etats souverains. (…) Et nous sommes aussi présents sous le casque bleu. (…) Nous répondons donc à l’appel qui nous a été lancé par la communauté internationale, c’est notre devoir », expliquait-il. Plus loin, M. Léotard affirmait que la « présence française en Afrique, par exemple, ne concerne ni nos intérêts vitaux, ni même nos intérêts stratégiques, mais bien nos intérêts de puissance ».

Quant au Service national, M. Léotard affirmait vouloir le maintenir. « Il me faut préciser cependant que le passage de la conscription à une total professionnalisation coûterait très cher à l’Etat et donc au contribuable. Selon les missions dévolues aux forces armées, on évalue ce coût entre 25 et 35 milliards de francs supplémentaires », plaidait-il.

Mais la position du ministre de la Défense d’alors n’était pas liée aux contraintes budgétaires. « Je crois que, dans un pays actuellement troublé dans son identité, doutant d’une certaine manière de son Histoire, de sa cohésion et de sa pérennité (ndlr, on parle encore de ces problèmes maintenant!), supprimer ce qui, après l’école, reste un fondement d’intégration sociale et nationale, serait commettre une imprudence. L’armée de conscription c’est aussi un outil civique », estimait-il, en qualifiant le service militaire « d’impôt sur le temps ».

Sur l’idée du « zéro mort » lors d’une intervention armée, M. Léotard s’en était dit « troublé ». « Je n’y crois pas. Je crois, en revanche, au don de soi. Si on aime la France, cela veut dire que l’on est prêt à lui sacrifier sa vie si besoin en est. Chaque soldat français qui meurt est un deuil pour la Nation tout entière. Mais il est des circonstances où il faut savoir affronter les drame les plus cruels. C’est pourquoi j’estime que l’on a tort de laisser entendre qu’il pourrait y avoir des conflit à ‘zéro mort' », s’en était-il expliqué.

Autre thème arbordé dans cet entretien : celui de « l’identité française », un sujet qui a donné lieu, il y a encore peu, à maintes polémiques, certains y voyant des relents « nauséeux » et tout le champ lexical qui va avec. « Je voudrais que les Français renouent avec cette idée simple selon laquelle ce n’est pas seulement un territoire qu’il leur faut défendre (…) mais aussi une façon d’être, une langue, une civilisation. Bref, l’ensemble d’un patrimoine dont nous sommes les héritiers. Et s’ils venaient à oublier ou à refuser cette idée, alors je craindrais beaucoup pour l’avenir de mon pays », plaidait François Léotard, peu suspect de sympathie avec des idées extrêmes.

Enfin, s’agissant de la dissuasion nucléaire, l’ex-ministre de la Défense y était très favorable (d’autres, avant et après lui, y sont maintenant opposés). « Au moment de l’épreuve, une nation n’a pas d’amis », lança M. Léotard. « La France a des alliés, elle compte sur eux et elle se veut, elle-même, un allié fidèle. Mais dans l’adversité, la solitude est la règle. Trop longtemps nous avons vécu dans la certitude que d’autres pouvaient venir nous protéger, nous défendre, comme l’ont fait nos amis américains (…) Mais personne ne peut dire qu’il en sera toujours ainsi », avait-il fait valoir. Et de conclure : « Les Français doivent savoir qu’à un moment ou à une autre de leur histoire, ils risquent de se retrouver face à l’épreuve ».

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