Général Irastorza : « Il est temps de mettre Tartuffe au placard »

Ancien chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), le général Elrick Irastorza a toujours cultivé un franc-parler qui décoiffe. A l’occasion d’une conférence donnée à Montpellier, le 18 octobre dernier, à la demande d’associations locales, il n’a pas failli à sa réputation en évoquant le sujet des opérations extérieures en posant la question suivante : « Est-ce que les Français veulent continuer à vivre en première division en préservant leur actuel niveau de vie ou sont disposés à moins bien vivre en seconde voire à survivre en troisième? »

Pour le général Irastorza, la France a un double problème à gérer : il doit s’assurer des ressources nécessaires pour fabriquer ce dont elle a besoin pour vivre et trouver des débouchés à ses exportations « pour dégager les marges lui permettant justement de se procurer ces ressources. » Aussi, elle ne peut pas « vivre isolée de tout et se désintéresser de la marche du monde » et « n’a donc pas d’autre alternative que de continuer à contribuer, avec d’autres, à la stabilité d’un monde dont dépend sa vie quotidienne. »

Pour autant, l’opinion publique française n’est pas consciente de cette nécessité et se demande les raisons pour lesquelles son armée est engagée sur des théâtres d’opérations extérieurs, que ce soit en Afghanistan, en Afrique, au Liban ou encore dans les Balkans. Or, pour l’ancien CEMAT, « répondre avec pédagogie et conviction à toutes ces interrogations est une urgence nationale », alors que ces enjeux, déplore-t-il, « ne sont pas suffisamment mis en exergue dans le débat sur notre sécurité globale ce qui conduit de façon insidieuse à un évident désintérêt de nos concitoyens pour les problèmes de défense puisqu’ils ne se sentent pas directement concernés. »

Et d’ajouter : « Reconnaître ouvertement que nos engagements sont sous-tendus par des motifs d’ordre économiques, énergétiques notamment, suscite chez nous des réticences dont on ne s’embarrasse pas ailleurs. ‘Couvrez ce sein que je ne saurais voir’ Il est plus que temps de mettre Tartufe au placard et de ne plus prendre les Français pour des Dorine, car nous sommes là au cœur même des finalités de notre défense. »

En clair, résume le général Irastorza, « la survie de la Nation est liée à la stabilité d’un monde qui doit faciliter les échanges dont nous avons besoins pour vivre, maintenir voire améliorer nos conditions de vie. La France (…) doit contribuer à cette stabilité. Elle ne peut le faire seule mais elle doit y apporter la contribution que lui impose son histoire, sa puissance, ses valeurs, son statut de membre permanent du conseil de sécurité et, moins prosaïquement, ses besoins quotidiens les plus vitaux. »

Alors, a-t-il poursuivi, l’on peut laisser à d’autres, plus puissants, le soin d’assurer la stabilité du monde. « Mais charité bien ordonnée commençant toujours par soi-même, ils se serviront les  premiers et ne nous laisseront que des miettes de plus en plus petites. Ce n’est pas parce que nous venons de vivre une période apaisée de 67 ans que nous vivons dans un monde de bisounours… » a-t-il expliqué.

Aussi, il vient la question de l’effort de défense à consentir. Ayant rappelé la pertinence de la professionnalisation des armées, dont la guerre du Golfe de 1991 a fait sentir la nécessité, l’armée de Terre, forte à l’époque de 250.000 hommes, n’ayant été capable d’en envoyer que seulement 12.000 en raclant « tous les soldats de métier répartis dans les unités pour constituer des unités de marche ou renforcer les quelques régiments professionnels existant déjà »,  le général Irastorza a déploré la baisse continue des moyens alloués aux forces armées, laquelle se traduit inexorablement sur les effectifs.

De 2008 à 2014, la Défense aura supprimé 54.000 postes, dont un peu moins de la moitié dans l’armée de Terre. Et les effectifs de cette dernière, passés « sous la barre symbolique des 100 000 militaires », soit, d’après l’ancien CEMAT, « deux fois le nombre d’agents de la ville de Paris. » Et ils peuvent désormais tenir « largement dans le stade de France, 80.000 dans les gradins, le reste sur la pelouse. »

« Supprimer en 6 ans 54 000 postes dans les armées dont 24450 dans l’armée de Terre ce n’est plus comme dans le temps renvoyer chez eux par anticipation des appelés que cela réjouissait ou réduire l’appel sous les drapeaux. C’est supprimer de vrais emplois. Pour la seule armée de Terre, c’est l’équivalent de 38  sites industriels type Florange rayés de la carte. Vous conviendrez qu’on en parle moins… » a-t-il encore affirmé.

Quant aux équipements, le général Irastorza s’est livré à quelques comparaisons « par l’absurde » qu’il affectionne et qui valent mieux qu’une litanie de chiffres et de longs discours abscons :

« En 1914 nous avions 3630 canons d’artillerie. En 1918 15200. Il nous reste 128 canons. Il y a 10 ans, il y avait 106 000 chars de bataille sur la planète, nous n’en avons conservés que 254, les Allemands 225, les Britanniques à peine plus. Je ne suis pas sûr qu’ils aient été ferraillés avec le même empressement hors d’Europe occidentale! Les Américains en auraient 8000 et les Russes 12000 en excluant les chars plus anciens que le T72. Plus près de nous l’armée suisse a 21 bataillons d’infanterie, nous 20, 224 chars de bataille, nous 254, 1281 véhicules de combat d’infanterie de classe VBCI, nous bientôt 630, 224 canons de 155, nous 128. »

Mais la volonté de défendre des intérêts vitaux, qui peut aller de pair avec celle des valeurs portées par la France, passe également par l’acceptation des pertes lors d’engagements extérieurs, c’est à dire par le prix qu’est prête à payer la société. Le général Irastorza a ainsi dénoncé « cette idée surréaliste que l’on puisse faire la guerre sans perte » laquelle « met sur les unités engagées en opération et leurs chefs une pression dont vous n’avez pas idée. »

Au sujet de l’Afghanistan, l’ancien CEMAT a rappelé que l’armée française a perdu, depuis 2001, 88 soldats. « Est-ce trop? C’est toujours trop! », a-t-il affirmé. « Mais va-t-on désormais fixer, avant chaque opération, des taux de pertes politiquement acceptables ? Sur la base de  quels critères ? Préviendra -t-on dés l’engagement que passé le cap des 20, 30, 40 tués, que sais-je, on se retirera? » s’est-il demandé, en rappelant qu’en 2011, il y a eu 546.000 décès en France, dont 4.200 à la suite d’infections dans les hôpitaux, 3.970 sur les routes, 1.441 lors d’activités professionnelles.

« En 11ans 88 soldats sont morts en Afghanistan. 8 par an en moyenne. En 11 ans c’est l’équivalent de 22 minutes de la guerre de 14-18 » a-t-il poursuivi. « De 2002 à 2011, en 10 ans, l’armée de terre a déploré 1089 militaires tués dont 2/3 hors service et 1/3en service dont 68 au combat stricto sensu » a-t-il encore précisé.

Toutefois, cela n’enlève rien à la peine des familles. « Le chagrin d’un père, d’une mère surtout, sera toujours irrépressible, la douleur d’une épouse profondément bouleversante et le désarroi des orphelins particulièrement poignant mais le comportement de nos familles éprouvées force l’admiration » a-t-il tenu à souligner.

Enfin, déplorant que la société de l’émotion a fini par l’emporter sur la socitété de la raison, le général Irastorza a évoqué la judiciarisation des affaires militaires. « Avec la professionnalisation s’est produit un enchaînement bien dans l’air du temps entre armée de métier, métier et travail, travail et accident du travail, accident du travail et ‘la faute à qui?’. Pour chaque blessé, pour chaque tué il faut un coupable et si c’est l’ennemi, c’est sans doute que le chef a commis une erreur quelque part! » a-t-il expliqué.

Et cela n’est pas sans conséquence. « Cette évolution sociétale est un incontestable atout » dans le jeu de « tous les insurgés de la planète » étant donné qu’elle « affaiblit nos unités en opérations. » Et d’ajouter : « Actuellement, l’objectif de n’importe quel groupuscule mafioso-terroriste menaçant la stabilité d’une région n’est pas une victoire militaire qu’il sait hors de portée, mais bien nos opinions publiques. »

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