Pour que l’Afghanistan ne devienne pas un autre Vietnam

« Bourbier afghan », « nouveau Vietnam »… Telles sont les expressions fréquemment employées pour décrire la situation qui prévaut en Afghanistan. Dans ces conditions, et avec un tel parti pris affiché, il est difficile de se faire une opinion mesurée et objective sur ce qu’il se passe sur le terrain.

Récemment, le ministre de la Défense, Hervé Morin, estimait que la presse était en général trop pessimiste sur l’issue de ce conflit qui dure depuis mantenant neuf ans. « Même dans les zones où les choses s’améliorent, vous pouvez avoir à tout moment une intrusion des taliban, la pose d’un engin explosif improvisé, qui donnent le sentiment à l’opinion publique internationale que les choses vont de mal en pis » avait-il déclaré, le 22 octobre, sur les ondes de RTL.

Pourtant, un rapport du General Accountability Office (GAO, l’équivalement américain de la Cour des comptes) a recensé 13.000 attaques en Afghanistan sur les huit premiers mois de cette année. En moyenne, les troupes internationales déployées dans le pays, ainsi que les forces de sécurité afghane et la population civile doivent faire face à une centaine d’assauts par jour. « Les plus récentes données statistiques disponibles, depuis août 2009, montrent le plus haut taux d’attaques inititiées par l’ennemi depuis que les conditions de sécurité en Afghanistan ont commencé à se détériorer » conclut ce document, qui affirme que le niveau de violence y est désormais supérieur à celui constaté en Irak.

Cependant, l’analyse de la carte fournie (voir ci-contre) par le site Icasualties.org, qui recense les pertes des forces étrangères déployées en Afghanistan, permet de déduire que les violences sont plus importantes dans certaines provinces du pays que d’autres. Sans surprise, ce sont certaines régions frontalières avec le Pakistan et le sud, bastion taliban, qui sont les plus meurtrières pour les troupes de la coalition.

Ainsi, il y a des zones qui sont relativement épargnées par l’insurrection ou dont la situation sécuritaire s’améliore. C’est le constat qu’a fait le colonel Benoît Durieux, le chef de corps du 2e Régiment Etranger d’Infanterie (REI), déployé depuis 4 mois en Surobi. Dans une tribune intitulée « L’Afghanistan ne sera pas le Vietnam » et publiée par le quotidien Le Monde, l’officier a fait part de son expérience et surtout des résultats obtenus sur le terrain.

Critiquant les « commentaires désabusés, sous prétexte d’être réalistes, qui meublent nombre de chroniques » et qui laissent à penser que les talibans seraient « un nouvel et redoutable avatar du vietcong », le colonel Durieux parle de l’évolution favorable qu’il a pu constater en Surobi et du rejet des insurgés par les civils qui « recherchent avant tout la paix et la tranquilité » et qui « refusent majoritairement l’obscurantisme » du mouvement taleb, « qu’il soit idéologique ou plus souvent d’opportunité ».

Sur le plan de la sécurité, le colonel Durieux indique que les incidents « sont maintenant cantonnés à l’extrême nord de la vallée d’Uzbeen », celle-là même où, en août 2008, 10 militaires français avaient été tués, ce qui traduit, selon lui, « le désarroi de ceux pour qui cette région était devenue un sanctuaire intouchable ».

« Si référence historique il doit y avoir, nous sommes certainement plus proches de Lyautey. La partie n’est pas gagnée, cela prendra du temps, mais ici seule l’inaction serait coupable » conclut le chef de corps du 2e REI. Et « l’Afghanistan ne sera pas le Vietnam » donc.

« Spirale vietnamienne » estime, a contrario, le colonel Michel Goya, historien et directeur d’étude à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM) nouvellement créé. Dans un article publié le 12 novembre dans la lettre mensuelle de cet organisme, l’officier décrit sans concession ce qu’il a vu sur le terrain, lors d’un séjour à Kaboul passé auprès de l’opération Epidote.
Pour le colonel Goya, c’est la façon de conduire les combats en Afghanistan qui est susceptible de mener à une sorte de « Vietnam bis ». « Ma plus grande surprise a concerné les Américains. (…) D’un point de vue tactique, les méthodes américaines ne sont guères différentes de l’époque de la guerre du Vietnam – à cette différence près que le moral des troupes reste très élevé – et dont on connaît les nombreux effets pervers » écrit-il.

L’officier cite l’exemple de frappe de Kunduz du 4 septembre dernier, qui avait visé deux camions citernes volés par les taliban et dont le bilan en terme de victimes civils a été désastreux. « Les officiers afghans ne comprennent pas que les Allemands n’aient pas envoyé une unité terrestre récupérer ces citernes apparemment si importantes, et qu’ils n’aient pas compris qu’elles seraient entourées de civils » constate le colonel Goya. « Cette manière de faire la guerre à distance », avec l’usage d’une puissance de feu écrasante, « est incontestablement perdante à terme et toute la volonté de la directive McChrystal est d’enrayer ‘cette spirale’ vietnamienne’, mais il s’agit là d’un combat à mener contre la culture de sa propre armée » estime-t-il.

Quant à l’afghanisation du conflit, qui consiste à former des soldats afghans aptes à prendre la relève des soldats de l’Otan, le colonel Goya est tout aussi critique mais propose dans le même temps des solutions simples. Ainsi, l’officier insiste sur le décallage entre les militaires afghans et leurs homologues de la coalition, perçus comme « de petits corps étrangers » compte tenu du fait qu’ils ont importé dans le pays leur mode de vie.

Les bases de l’Otan apparaissent comme des « oasis de prospérité » dont les soldats afghans « profitent bien peu ». Le colonel Goya parle même de caractère égoïste de « cet archipel », associé dans l’esprits « à une administration locale corrompue ».

Par ailleurs, les militaires afghans sont formés à l’américaine. On apprend ainsi qu’un futur officier doit ingérer « des manuels qui ne sont que des traductions intégrales d’énormes documents américains, réalisées par la société privée MPRI » alors que « la ressource humaine locale, imprégnée de culture guerrière, est de qualité. On ne permet pas aux Afghans de combattre à leur manière, en petites bandes très agressives (c’est à dire comme les rebelles que nous avons en face de nous) tout en ayant du mal à les faires manoeuvrer à l’occidentale » constate le colonel Goya.

Le résultat final risque d’être d’autant plus décevant que s’ajoutent à cela les tensions communautaires entre soldats – l’Afghanistan est un melting pot de plusieurs éthnies – et un important taux de désertion (34% pour les militaires du rang, 12% pour les sous-officiers et seulement 3% pour les officiers). D’où les doutes exprimés par l’officier quant au programme visant à doubler, voire à tripler, les effectifs de l’armé afghane. Pourtant, il y aurait une solution toute simple pour remédier en partie à ce problème : pour le colonel Goya, il suffirait de doubler les soldes des soldats afghans, ce qui représenterait entre 200 à 300 millions de dollars par an, et cela, dans « une guerre qui en coûte plus d’un milliards par semaine aux seuls contribuables américains ». En plus, de meilleurs salaires seraient susceptibles d’asphyxier les canaux de recrutement de l’insurrection, que certains rejoignent par intérêt.

Enfin, les colonels Goya et Durieux se rejoignent sur l’évaluation qu’ils font sur l’apport des éléments français déployés dans le pays. Certes, « les Français ne sont que des acteurs mineurs au sein de cet ensemble complexe, mais ils conservent une bonne image, d’autant plus que leurs résultats sont très bons mais aussi très différents selon les provinces » écrit le chercheur de l’IRSEM, qui partage ainsi l’appréciation du chef de corps du 3e REI sur la situation en Surobi. Reste les difficultés rencontrées en Kapisa, « zone beaucoup plus stratégique pour les rebelles ». Mais les méthodes employées par les hommes du 3e Régiment d’Infanterie de Marine (RIMa)  font « l’unanimité des officiers afghans » rencontrés par l’officier à Kaboul.

Mais si le colonel Goya parle de « spirale vietnamienne », il reste néanmoins confiant – semble-t-il – sur une évolution positive de la situation afghane. « Il faut être conscient que cette guerre sera longue et difficile, mais qu’elle est gagnable ne serait-ce que parce que les taliban sont largement détestés » écrit-il, contrairement à ce que voudrait faire croire certains qui les présentent comme des « libérateurs » d’un Afghanistan occupé. Mais pour prendre définitivement le dessus, il faudrait réunir plusieurs conditions : une meilleure gouvernance à Kaboul, avec une lutte contre la corruption, l’arrêt du soutien pakistanais aux rebelles et une « meilleure greffe de la Coalition dans le milieu afghan », laquelle serait plus efficace qu’une augmentation des effectifs.

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