La France va-t-elle être obligée de revoir le format de ses forces stratégiques?

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la Guerre Froide, le format des forces stratégiques françaises, sur lesquelles reposent la dissuasion nucléaire, a drastiquement été réduit. Le programme de missile à courte portée Hadès [successeur du Pluton] fut dans un premier temps réduit, puis totalement abandonné en 1996. Même chose pour les missiles balistiques à portée intermédiaire sol-sol S3 mis en oeuvre depuis le plateau d’Albion par l’armée de l’Air [et de l’Espace].

Quant à la Force océanique stratégique [FOST], elle reçut quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins [SNLE] de type « Le Triomphant » au lieu des six initialement prévus. Cependant, la Marine nationale put conserver la Force aéronavale nucléaire [FANu], qui est dite « intermittente » car seulement employable quand un porte-avions est en mer.

Puis, à la fin des années 2010, et alors qu’elles se composaient de 9 unités dotées de bombadiers Mirage IV à la fin des années 1970, il fut décidé que les Forces aériennes stratégiques [FAS] ne compterait plus que deux escadrons dotés du missile ASMP-A [Air Sol Moyenne Portée Améliorée] à la faveur du remplacement du Mirage 2000N par le Rafale B, contre trois jusqu’alors.

Par ailleurs, en 1992, la France finit par rejoindre le Traité de non prolifération nucléaire [TNP], alors qu’elle en respectait les dispositions depuis 1968. Puis elle ratifia, comme le Royaume-Uni, le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires [TICEN], le programme « Simulation » devant alors prendre le relai des expérimentations réalisées à Mururoa. Enfin, elle cessa la production de matières fissiles pour les armes nucléaires.

Avec ces mesures, la France compte actuellement moins de 300 têtes de nucléaires, trois lots de 16 missiles M51 destinés aux SNLE et 54 ASMP-A. Tels sont les chiffres qui avaient été rendu publics en 2015 par le président Hollande.

La dissuasion nucléaire française repose sur cinq principes qui concourent à sa crédibilité : la permanence, l’indépendance nationale [ou autonomie stratégique], la défense des intérêts vitaux, lesquels doivent être assez flous pour un adversaire potentiel mais dont on sait, depuis le discours prononcé par M. Macron à l’École militaire en février 2020, qu’ils ont désormais une « dimension européenne », capacité à infliger des « dommages inacceptables » et, enfin, la notion « stricte suffisance ».

Le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale de 2008 donne une définition précise de cette notion, qui sera reprise par celui de 2013. « La France continuera à maintenir ses forces nucléaires à un niveau de stricte suffisance. Elle les ajustera en permanence au niveau le plus bas possible compatible avec sa sécurité. […] Le niveau de ses forces ne dépendra pas de celui des autres acteurs dotés de l’arme nucléaire, mais seulement de la perception des risques et de l’analyse de l’efficacité de la dissuasion pour la protection de nos intérêts vitaux ».

Et d’ajouter : « Le niveau de suffisance continuera à faire l’objet d’une appréciation à la fois quantitative, concernant le nombre de porteurs, de missiles, d’armes, et qualitative, prenant en compte des défenses susceptibles d’être opposées à nos forces. Cette appréciation est régulièrement présentée au Président de la République et actualisée dans le cadre du conseil de défense restreint sur les armements nucléaires ».

En clair, la France entend maintenir sa dissuasion nucléaire au plus bas niveau possible au regard de son évaluation du contexte stratégique.

Dans son livre « Opération Poker », le général Bruno Maigret, ancien commandant des Forces aériennes stratégiques, souligne que le « concept de stricte suffisance prévient tout risque de course aux armements qui pourrait faire perdre à la France son équilibre doctrinal comme financier ». Plus loin, il ajoute, en citant M. Macron : « La stricte suffisance des forces nucléaires n’est pas dimensionnée par l’arsenal des autres acteurs, mais bien par l’impératif du « maintien de leur crédibilité opérationnelle dans la durée, au niveau […] requis par l’environnement international’. Cela signifie que ce qui dimensionne nos forces aujourd’hui et demain est le niveau de la défense adverse qu’elles devront savoir percer ».

Le contexte international doit donc être pris en compte pour déterminer le niveau de « stricte suffisance ». Du moins fait-il partie de l’équation… Or, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, avec la menace nucléaire agitée par Moscou rebat les cartes. En outre, de nouvelles puissances nucléaires sont apparues depuis le début des années 1990, dont le Pakistan, la Corée du Nord et l’Inde. D’autres pays ont tenté de développemer un arsenal nucléaire… Et la Chine a visiblement l’intention d’accroître significativement le sien. Qui plus est, les armes hypersoniques ont fait leur apparition, certaines passant pour être opérationnelle. Et il faut composer avec les défenses antimissiles, le traité ABM [Anti-Ballistic Missile, signé à Moscou en 1972, ndlr] ayant été dénoncé par les États-Unis en 2002.

Étant allé beaucoup plus loin que la France en matière de désarmement nucléaire, avec une dissuasion ne reposant plus que sur une composante océanique [dont l’existence est « garantie » par les États-Unis], le Royaume-Uni a pris la mesure de cette évolution en annonçant, en mars 2021, son intention d’augmenter la taille de son arsenal nucléaire de 40%, le nombre de ses armes « stratégiques » devant ainsi passer de 180 à 260. Durant la Guerre Froide, les forces britanniques diposaient de 500 têtes nucléaires…

Pour justifier cette annonce, venue après une reprise en main de son industrie nucléaire, Londres avait mis en avant une « panoplie croissante de menaces technologiques et doctrinales » et une « menace active » incarnée par la Russie ainsi qu’un « défi systémique » posé par la Chine. Et d’ajouter : « Une dissuasion nucléaire minimale, crédible et indépendante, affectée à la défense de l’Otan, reste essentielle pour garantir notre sécurité ».

Dans ces conditions, l’évolution du contexte international invite-t-elle à reconsidérer le seuil de « stricte suffisance »? La France devrait-elle revoir le format de ses forces stratégiques, en profiter de la modernisation de ses deux composantes nucléaires, avec le SNLE de 3e génération et le missile ASN4G? Le développement d’une arme hypersonique – comme le V-MAX – peut-elle être une réponse?

Sans doute que la campagne électorale qui s’ouvre permettra d’aborder ce sujet, la dissuasion nucléaire étant du seul ressort du président de la République. En attendant, il se dit qu’un deuxième SNLE a quitté la base de l’Île-Longue peu après l’invasion de l’Ukraine. Cela ne s’était plus vu depuis la crise des Euromissiles, au début des années 1980.

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