Le ministère des Armées lance une stratégie pour les fonds marins, avec des moyens limités… pour le moment

Et dire que la Marine nationale fut à la pointe de l’exploration des abysses, avec son groupe des bathyscaphes, qui, sous les ordres du commandant Georges Houot, réalisa plusieurs exploits il y a maintenant plus de soixante ans… Comme celui ayant consisté à envoyer « l’Archimède », avec trois hommes à bord, dans la fosse des Kouriles, à 9545 mètres de profondeur, lors d’une expédition effectuée en juillet 1962, par le « Marcel Le Bihan », un ancien ravitailleur allemand d’hydravions reconverti en navire océanographique.

Et puis, ce savoir-faire se perdit avec la fin des bathyscaphes, durant les années 1970. Pour autant, la France dispose encore de quelques capacités pour explorer les grands fonds marins, l’IFREMER disposant, par exemple, du Nautile, un sous-marin habité conçu pour l’observation et l’intervention jusqu’à 6000 mètres de profondeur.

Toujours est-il que la Marine nationale n’a plus de tels moyens, contrairement à ses homologues américaine, russe et, désormais chinoise. Voire par rapport à certains acteurs privés, comme la fondation de Paul Allen, à qui l’on doit la découverte d’épaves mythiques, comme le porte-avions USS Hornet, reposant à 5330 mètres de profondeur, près des îles Salomon.

Or, comme l’espace et le cyberespace, les abysses constituent un champ de la conflictualité. En effet, de par les ressources naturelles qu’ils recèlent [métaux rares, notamment], les grands fonds marins suscitent de plus en plus de convoitises à mesure que la technologie pour les exploiter progresse. Ce qui peut être une source de tensions géopolitiques, comme on peut en voir en mer de Chine et en Méditerranée orientale, tout en étant de nature à favoriser des stratégies « hybrides » mêlant des activités commerciales, scientifiques et militaires réalisées à l’abri des regards.

Ces activités peuvent, par exemple, concerner les réseaux de cables sous-marins, par lesquels transitent 97% des communications mondiales [97% du trafic] ainsi qu’une bonne part des transactions financières. En septembre 2021, le navire océaniques russe « Yantar », soupçonné de se livrer à de l’espionnage, avait longé les câbles de communication se trouvant en Manche, alors qu’il se rendait à Kaliningrad, après être resté quelques temps au large de l’Irlande.

D’ailleurs, la ministre de Armées, Florence Parly, a cité cet exemple lors de la présentation de la Stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins.

« De façon plus insidieuse, nous savons que ces câbles sous-marins peuvent aussi être la cible de nations, tentées de surveiller ou de dégrader ces infrastructures sous-marines sensibles situées dans les fonds marins. L’été dernier, nous avons suivi à nouveau un navire océanographique d’une grande puissance militaire mondiale au large de l’Irlande, alors qu’il opérait à proximité de câbles qui relient l’Europe aux États-Unis. Ce n’était pas la première fois, et ce ne sera sans doute pas la dernière… », a en effet raconté Mme Parly.

La stratégie qu’elle a développée le 14 février compte quatre objectifs principaux. En premier lieu, il s’agit ainsi d’assurer « la liberté d’action » des forces françaises en leur permettant de « faire face aux stratégies hybrides », ce qui suppose « d’étendre la maîtrise de l’espace maritime aux fonds marins, de développer [les] capacités d’information et d’action jusqu’aux grandes profondeurs ».

Le second objectif est intimement lié au premier puisqu’il vise à protéger les installations stratégiques sous-marines. « Nous devons être en mesure de renforcer la protection et la sécurité des câbles de communication qui alimentent la métropole et l’outre-mer, mais aussi les infrastructures de transport d’énergie ou encore des ressources potentielles qui sont situées dans les fonds de notre zone économique exclusive », a détaillé la ministre.

En outre, il est aussi question de doter la Marine nationale des moyens pouvant lui permettre de récupérer des « objets sensibles par très grandes profondeurs ». Sur ce point, Mme Parly a illustré son propos en citant les capacités mises en oeuvres pour « repêcher » le F-35C américain récemment abîmé en mer de Chine, ainsi que le F-35B « tombé » en Méditerranée alors qu’il décollait du porte-avions britannique HMS Queen Elizabeth. De tels moyens de récupération constituent donc « un enjeu non seulement technique mais également stratégique ».

Enfin, le dernier objectif de cette stratégie est surtout un « enjeu de souveraineté ». Disposant du second domaine maritime mondial, la France ne peut pas rester à la traîne par rapport à ces « quelques pays » qui se sont donné les moyens d’agir « vers et depuis les fonds marins ».

Qui dit stratégie dit moyens pour la mettre en oeuvre. Sur ce point, Mme Parly a expliqué qu’il faut d’abord avoir les capacités pour « accroître nos connaissances de l’environnement sous-marin », ce qui est « indispensable pour garder l’avantage dans la conduite des opérations maritimes ».

Même chose pour la surveillance des fonds marins. « Il faut que la France puisse rapidement descendre dans les profondeurs sous-marines. C’est nécessaire pour garder l’avantage sur le terrain. Et c’est maintenant que se joue notre capacité à devenir un acteur crédible des fonds marins », a dit la ministre, avant de faire part de sa décision de doter la Marine nationale de « moyens capables d’atteindre une profondeur de 6000 mètres. 6000 mètres », ce qui est suffisant pour « couvrir 97% des fonds marins et de protéger efficacement nos intérêts, dont les câbles sous-marins, clé de voûte des télécommunications et d’Internet ».

Et d’ajouter, sans donner de précisions : « Pour cela, nous nous doterons dès cette année de drones sous-marins, ainsi que de robots d’intervention qui nous permettront de mieux surveiller, détecter et caractériser ce qui se passe sur le fond des mers ».

Dans le dossier de presse accompagnant cette stratégie, il est expliqué que « les engins autonomes sont désormais particulièrement adaptés » à l’exploration des abysses grâce « aux nombreux progrès technologiques », dont la miniaturisation des composants, leur faible consommation énergétique, l’intelligence artificielle, les sonars multifaisceaux compacts, imagerie électrooptique par forte pression, positionnement, propulsion, robotique pour les bras articulés, etc.

De telles capacités permettront de cartographier précisément des fonds marins, de collecter du renseignement et d’agir, que ce soit pour chercher des objets ou de les déplacer. Le document insiste sur la nécessité d’être « prêt à agir » et de « faire peser une menace crédible ».

Cela étant, pour affiner les besoins de la Marine en la matière, deux programmes en cours de développement seront mis à contribution : le SLAM-F [Système de Lutte Anti-Mines navales Futur] et le CHOF [Capacité hydro-océanographique future], qui vise à remplacer les bâtiments hydrographiques de seconde classe [BH2] La Pérouse, Borda, et Laplace.

La décision annoncée par Mme Parly au sujet des moyens permettant d’opérer à 6000 mètres de profondeur était dans l’air depuis quelques mois, le chef d’état-major de la Marine nationale [CEMM], l’amiral Pierre Vandier, ayant parlé d’acquérir « assez rapidement » une « première capacité exploratoire nationale » reposant sur une véhicule autonome sous-marin ainsi que sur un drone sous-marin téléguidé [ROV – Remotely Operated underwater Vehicle]. Une enveloppe de 2,9 millions d’euros a d’ailleurs été inscrite dans la loi de finances initiale 2022 pour financer le « lancement de la réalisation de capacités exploratoires ».

Photos : 1/ Drone A18-D d’ECA Group 2/ Bathyscaphe « Archimède »

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