F-35 : La Suisse envisage-t-elle des frappes aériennes préventives chez ses voisins en cas de conflit?

Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Le Point, la présidente de la sous-commission « Sécurité et Défense » du Parlement européen, Nathalie Loiseau, a estimé que, face à la Russie, l’Europe « ne doit pas être une grosse Suisse molle ». Un propos qualifié « d’inacceptable » par Roberto Balzaretti, l’ambassadeur de la Suisse à Paris.

« Merci d’évoquer la Suisse. Depuis des décennies, nous œuvrons pour la paix et la sécurité, en Europe et dans le monde. Avec discrétion et détermination, aux côtés de nos partenaires, comme la France et l’UE, et dans les enceintes multilatérales », avaient réagi les services de celui-ci.

Cela étant, pour sa défense, la Suisse n’est assurément pas « molle », et encore moins naïve, au point d’imaginer tous les scénarios pouvant affecter sa sécurité et son intégrité. C’est d’ailleurs le propre des états-majors que de se préparer à parer toutes les menaces, même les plus improbables.

Ainsi, en 2013, le général André Blattmann, alors commandant de corps [l’équivalent d’un chef d’état-major des armées], avait défrayé la chronique en dévoilant une carte des menaces indiquant qu’il fallait accorder une attention particulière à la Grèce, à l’Espagne et à l’Italie, alors en proie à de graves difficultés budgétaires. Et d’estimer que ces pays étaient alors susceptibles de connaître des « troubles sociaux » pouvant provoquer un afflux de réfugiés en Suisse.

D’où la tenue de l’exercice Stabilo Due, censé préparer les forces suisses à des « troubles, attentats et autres actes de violence » provoqués par « l’instabilité d’une partie de l’Europe ». Puis celle de  » Duplex-Barbara », dont le scénario évoquait une France en déroute financière et désintégrée en plusieurs entités régionales.

Depuis, le contexte a changé. Et d’autres scénarios sont sur la table, comme l’a révélé la Schweizer Radio und Fernsehen [SRF], le 2 février dernier. Et ils expliqueraient, en partie, la décision de Berne de se procurer 36 exemplaires du chasseur-bombardier dit de 5e génération F-35A auprès du constructeur américain Lockheed-Martin, afin de remplacer, dans le cadre du programme Air 2030, les F/A-18 Hornet et les F-5 Tiger mis en oeuvre par la force aérienne suisse.

L’annonce de ce choix a surpris bon nombre de commentateurs, étant donné que le F-35A est un appareil taillé pour opérer dans des environnements contestés, grâce à sa furtivité, et qu’il n’est pas forcément le plus à l’aise pour les missions de police du ciel, sachant que l’espace aérien suisse est l’un des plus fréquenté [et complexe] du monde, avec plus d’un million de mouvements aériens par an.

D’après des documents confidentiels obtenus par SRF, les concurrents en lice pour le programme Air 2030 [Dassault Aviation, Lockheed-Martin, Eurofighter et Boeing, ndlr] ont dû affiner leurs offres selon quatre scénarios : « protection de conférence », « défense aérienne », « reconnaissance aérienne » et « frappes au sol ».

Or, il se trouve que, selon SRF, les deux derniers scénarios supposent une intervention à l’extérieur des frontières suisses : dans le sud de l’Allemagne et en Autriche pour l’un, en République tchèque pour l’autre.

« La destination la plus éloignée est à 370 kilomètres de la frontière suisse, en République tchèque. Là, les avions de chasse sont censés bombarder un aéroport et un convoi ennemi », explique SRF, qui évoque ainsi la possibilité pour la force aérienne suisse d’effectuer des frappes « préventives » dans la profondeur.

Un rapport publié en 2017 par un groupe d’experts suisses et intitulé « Avenir de la défense aérienne » [.pdf], avait souligné la nécessité pour l’aviation de combat suisse à réagir promptement en cas d’une menace aérienne extérieure.

« L’exiguïté de l’espace aérien suisse a également une incidence sur d’éventuelles menaces : ces dernières peuvent, en situation normale, survenir rapidement et de manière imminente; des avions en provenance des espaces aériens étrangers peuvent atteindre en quelques minutes seulement le Plateau suisse et ainsi se retrouver au-dessus des zones urbaines fortement peuplées. En cas de conflit armé, une attaque menée avec des systèmes d’armes modernes de longue portée toucherait l’ensemble du pays », y était-il écrit.

Et le document d’ajouter : « Afin de pouvoir réagir à temps en cas de menace imminente, l’espace aérien doit être surveillé loin au-delà des frontières et les moyens de défense aérienne doivent présenter dans toutes les situations une haute capacité de réaction. En période de tensions et lors de conflits armés, il n’est possible de réagir à temps que si les avions sont déjà en vol ou, tout au moins, en état d’alerte immédiate au sol et si certains espaces et objets définis sont protégés par la défense sol-air ».

Sollicité par SRF, Roland Beck, un ancien officier d’état-major devenu historien militaire , a estimé que cette affaire est « très délicate » car « nous sommes dépeints comme ceux qui attaquent »alors que la Suisse est neutre.

Un argument balayé par le conseiller aux États Thierry Burkart, par ailleurs président du Parti libéral radical [PLR]. « Il n’y a plus de neutralité en cas de guerre. Aussi, il faut mener toutes sortes de missions pour protéger le pays. Cela inclut également les frappes préventives, si elles peuvent permettre d’empêcher des frappes contre la Suisse », a-t-il fait valoir.

À l’autre bord de l’échiquier politique suisse, la conseillère nationale Priska Seiler Graf [socialiste] a affirmé qu’elle « a toujours eu peur que de telles idées puissent effectivement se répandre au sein du DDPS » [Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, ndlr]. Et de se dire « choquée » car la Suisse a une « armée pour se défendre, pas pour attaquer ».

Quant au DDPS, il n’a pas nié l’existence des scénarios évoqués par SRF, expliquant même qu’ils « correspondaient aux quatre types d’utilisation » envisagés pour le futur avion de combat de la force aérienne suisse. Ils « n’ont rien à voir avec la situation sécuritaire réelle » et le « but de ces scénarios fictifs était de donner aux constructeurs l’opportunité de démontrer toutes les capacités » de leurs appareils, a-t-il ajouté, avant de soutenir qu’ils avaient été classifiés pour éviter « le risque d’être mal compris ». Et de préciser que « la capacité air-sol ne représentait même pas 3% dans l’évaluation » des offres remises dans le cadre du programme Air 2030.

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