Général Burkhard : « Nos chefs doivent rappeler que l’on ne gagne pas des guerres difficiles en comptant son temps »

Le 29 janvier, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne [CJUE] a repris à son compte les arguments avancés par l’Allemagne dans un réquisitoire concernant un litige opposant un sous-officier slovène à sa hiérarchie au sujet de l’application de la directive européenne 2003/88 relative au temps de travail.

Pour rappel, ce texte limite le temps de travail à 48 heures par semaine [heures supplémentaires comprises] et impose un repos journalier d’au moins 11 heures consécutives par période de 24 heures ainsi qu’une pause hebdomadaire de 24 heures pour chaque période de 7 jours, tout en limitant le travail de nuit à 8 heures.

Or, si son application de pose pas de problème particulier pour le secteur civil, il va autrement pour le domaine militaire. Deux conceptions se font face.

Pour l’Allemagne, il conviendrait de faire la distinction entre le « service courant » [surveillance, maintenance, etc] et les « activités spécifiques » [opération, entraînement]. Telle est donc la position défendue par l’avocat de la CJUE… La France est vent debout contre cette lecture de la directive 2003/88, estimant que cette dernière porte atteinte à la notion de « service en tout temps et en tout lieu » ainsi qu’aux fondements de l’état militaire, voire à « l’organisation et au fonctionnement des forces armées pour des raisons étrangères aux objectifs de défense ».

Dans un avis détaillé qu’il en rendu en avril, le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire [HCECM] a souligné que l’application de cette directive dans le sens souhaité par l’avocat général de la CJUE serait de nature à réduire la capacité et l’efficacité opérationnelle des forces armées en raison « du contingentement de la disponibilité des militaires et des rigidités impliquées par sa mise en œuvre. »

Ainsi,  les uns et les autres s’opposent des arguments juridiques pour faire valoir leur point de vue. Mais ce débat a-t-il encore lieu d’être alors que l’hypothèse d’une guerre entre puissances n’est plus écartée et que l’on parle de plus en plus de combats de « haute intensité »?

En tout cas, l’amiral Pierre Vandier, le chef d’état-major de la Marine nationale [CEMM], estime que le risque d’une telle issue augmente. C’est ce qu’il a expliqué dans un entretien avec le général Thierry Burkhard, son homologue de l’armée de Terre [CEMAT] dans les colonnes du dernier numéro de Cols Bleus.

« Avec des acteurs de plus en plus enclins à jouer de la force, le risque d’un combat naval en mer, provoqué sciemment ou par méprise, augmente », d’autant plus que « la mer se prête bien à la confrontation des puissances », a-t-il relevé l’amiral Vandier.

Et d’insister : « La mer se prête bien à la confrontation des puissances. Elle permet à un État de placer sans grand risque des missiles et des capacités de renseignement à quelques kilomètres d’une côte, pour envoyer un message stratégique. Grâce à son immensité et à l’opacité du monde sous-marin, elle favorise les actions discrètes, non attribuables : attaquer des navires marchands en haute mer, couper des câbles sous-marins… Enfin, elle se prête aux actions placées sous le seuil de la guerre : ouvrir le feu sur une frégate, loin des yeux des populations civiles, n’élève pas la tension au même niveau que le franchissement d’une frontière. »

D’où la nécessité, pour le CEMM, de porter l’effort sur la préparation opérationnelle des équipages, tout en misant sur l’innovation et sur l’élaboration de nouveaux schémas tactiques.

Pour le général Burkhard, s’il est fort probable que l’armée de Terre soit encore engagées dans des conflis dits asymétriques dans les années qui viennent, comme c’est actuellement le cas au Sahel, il est également possible que « nous connaissions le retour d’affrontements plus durs entre puissances. »

Aussi, a souligné le CEMAT, « face à des compétiteurs aguerris, nous devons nous préparer à l’inconfort opérationnel ». Ce qui passe par une adaptation de l’armée de Terre aux tirs d’artillerie dans la profondeur, au brouillage ou encore aux cyberattaques. « C’est dans cet environnement que s’inscrit le programme SCORPION », dit-il. Mais ce ne sera pas encore suffisant. « Nous devons ensuite réapprendre à déployer des dispositifs importants, à l’entraînement, outre-Mer et en opération », a poursuvi le général Burkhard, pour qui « dans un monde de compétition permanente, notre capacité à être craints et à décourager l’adversaire est à consolider chaque jour. »

Et comme l’a dit avant lui l’amiral Vandier, le général Burkhard veut mettre l’accent sur la préparation opérationnelle, laquelle est d’ailleurs l’une des trois priorités de l’ajustement à venir de la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25. Et cela afin d’améliorer la maîtrise tactique.

« La formation des chefs est le point clé de tout engagement militaire. Aujourd’hui, la technique opérationnelle et bien maîtrisée, les schémas sont connus et appliqués. Notre effort doit désormais porter sur une meilleure maîtrise tactique. Les chefs doivent savoir manœuvrer face à un ennemi qui a une intention bien définie et qui chercher à imposer sa volonté », explique le CEMAT. Et Seul un haut niveau d’exigence, de contrôle et d’implication permettra de rehausser notre niveau de préparation opérationnelle », a-t-il fait valoir.

Et le débat sur la directive européenne sur le temps de travail dans tout ça? Comme le dit l’adage, « entraînement difficile, guerre facile » [ou « la sueur épargne le sang »]. Et cela demande du temps…

« Nos chefs doivent comprendre tout ce que recouvre la singularité militaire. Je pense en particulier au rapport au temps », avance le général Burkhard. « À une époque où les loisirs deviennent un bien précieux de notre société, nos chefs doivent rappeler que l’on ne gagne pas des guerres difficiles en comptant son temps. Il faut savoir s’entraîner la nuit, faire des exercices de longue durée sur le terrain », a-t-il plaidé.

Cela étant, a-t-il pousuivi, « pour faire adhérer nos hommes, les sujétions du métier militaire doivent être intelligemment compensées » et le « bon chef n’est pas seulement un parfait technicien ou tacticien. Il est celui qui porte une attention de tous les instants à ses soldats et à leur famille. »

En clair, le général Burkhard défend le principe de subsidiarité contre l’application stricte de la directive européenne sur le temps de travail. C’est également l’une des approches défendues par le HCECM dans son avis relatif à ce texte. « L’organisation et le mode de fonctionnement des forces armées visent à garantir une gestion du temps de service qui ne mette pas en cause la condition militaire » car, faute de quoi, ce « serait le moral qui s’en ressentirait, la capacité de récupération des militaires qui serait fragilisée, la fidélisation qui serait en risque, l’attractivité du service des armes qui serait affaiblie et la capacité opérationnelle des forces armées atteinte », avait-il souligné.

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