Libye : Un rapport de l’ONU accable la marine turque pour l’incident avec la frégate française Courbet

En novembre 2019, la Turquie signa un accord de coopération militaire avec le gouvernement d’entente nationale libyen [GNA], dont les forces étaient en difficulté face à l’Armée nationale libyenne [ANL] du maréchal Khalifa Haftar, laquelle pouvait alors compter sur des livraisons d’équipements militaires assurées par ses parrains [Émirats arabes unies, Russie, Égypte et Jordanie], en contravention avec l’embargo sur les armes décrété par les Nations unies à l’égard de la Libye.

Cet accord fut rapidement mis en oeuvre, Ankara ayant envoyé, auprès des forces pro-GNA, des « conseillers militaires » ainsi que plusieurs milliers de combattants recrutés par les groupes rebelles syriens qui lui étaient affiliés. Et, évidemment, des équipements militaires turcs furent dans le même temps acheminés à Tripoli et Misrata, sous la protection de frégates turques, lesquelles assurèrent une protection aérienne du littoral.

Au regard de la nature des armements déployés par la Turquie, le rapport de forces s’inversa très vite… Et l’ANL, qui menaçait Tripoli, fut contrainte de se replier. Dans son dernier rapport, le groupe d’expert des Nations unies sur la Libye donne une liste exhaustive des équipements mis à la disposition du GNA : drones Bayraktar TB-2 et Anka S, missiles sol-air MIM-23 Hawk, canons automoteurs de 155 mm Firtina T155, lance-roquettes multiple T-122 Sakarya, système de guerre électronique Koral, etc…

« La supériorité aérienne locale des forces affiliées à Haftar a donc été effectivement neutralisée au début de 2020, ce qui a permis aux forces affiliées au GNA, avec l’appui de la Turquie, d’accumuler du matériel militaire transitant par ses ports et ses aéroports, sans rencontrer de résistance. Le déploiement de conseillers militaires turcs a donné aux forces affiliées au GNA l’accès à des conseils prodigués par des militaires de carrière, rompus aux tactiques de l’Otan et dotés d’une vaste expérience opérationnelle récente », est-il souligné dans le rapport.

Quoi qu’il en soit, il était clair que la Turquie agissait en violation des résolutions des Nations unies, en particulier celles relatives à l’embargo sur les armes. Tout comme d’ailleurs les soutiens de l’ANL. D’où le lancement de l’opération navale européenne Irini afin de le faire respecter… ou du moins pour documenter les violations des uns et des autres. En outre, l’opération Sea Guardian, menée par l’Otan en Méditerranée, était aussi habilitée à effectuer des contrôles sur tout navire suspect.

Comme cela fut le cas pour le M/V Cirkin, un cargo qui, battant pavillon de la Tanzanie, finit par attirer l’attention par son comportement. Le 24 mai, il appareilla du port turc de Haydarpasa pour, officiellement, se rendre à celui d’Alexandrie, en Égypte.

Puis, en cours de route, et après avoir coupé son système d’identification automatique [AIS] à plusieurs reprises, il apparut qu’il avait changé de destination et qu’il se rendait à Misrata, en Libye, sous l’escorte de deux navires militaires turcs, et en évitant de naviguer dans les eaux grecques. Le 28, selon le rapport du groupe d’experts, il y aurait déchargé des chars M60 Patton et des missiles MiM-23 Hawk. « Le navire a accosté avant tous les autres dans la zone portuaire. Des conteneurs ont été utilisés pour dissimuler les
déchargement », avance-t-il.

Le 10 juin, le M/V Cirkin entreprit une seconde navette entre la Turquie et la Libye, via la même route et… en étant escorté, cette fois, par trois navires de la marine turque, dont les frégates Gokceada, Gokoba et Orucreis.

La frégate grecques HS Spetsai, de l’opération Irini, tenta de contrôler le cargo, avant d’y renoncer. La marine turque fit alors savoir qu’il était affrété par le gouvernement turc, qu’il était sous sa protection et qu’il acheminait du matériel médical en Libye. Un peu de 12 heures plus tard, à la demande du Commandement maritime allié [MARCOM], la frégate légère furtive française « Courbet », engagée dans l’opération Sea Guardian, se porta à la rencontre du M/V Cirkin. Ce qui donna lieu à un incident et à une vive polémique entre Paris et Ankara.

Ainsi, selon le ministère français des Armées, le Courbet fut illuminé à trois reprises par le radar de contrôle de tir de l’une des frégates turques, en l’occurrence le TCG Orucreis. De son côté, Ankara nia énergiquement et mis en cause l’attitude du navire français, l’accusant d’avoir eu un comportement dangereux.

« Nous attendons de la France qu’elle s’excuse, qu’elle s’excuse inconditionnellement. […] Nous devons être honnêtes : la France ne dit pas la vérité à l’Union européenne et à l’Otan », ira jusqu’a dire Mevlut Cavusoglu, le chef de la diplomatie turque, lors d’une visite à Berlin. Et d’insister : « Il n’est pas vrai que nos bateaux ont lancé un avertissement » à la frégate française et « nous veillons scrupuleusement à ce que la vérité apparaisse au grand jour. »

Cette vérité, une enquête lancée par l’Otan, sur l’insistance de la France, aurait pu la dévoiler. Seulement, le rapport fut « mis sous le tapis » en septembre 2020. « Il est exclu de montrer du doigt la Turquie en raison de son influence militaire et de la position stratégique qu’elle occupe sur le flanc sud-est de l’Otan », confiera un diplomate à l’agence Reuters…

Cela étant, le groupe d’experts des Nations unies sur la Libye a donc livré le fin mot de cette affaire, sans pour autant citer le nom de la frégate Courbet. Dans un premier temps, il confirme que les trois navires turcs de l’escorte du M/V Cirkin avaient été préalablement déclarés comme « soutiens » à l’opération Sea Guardian. Ce qui pose déjà un premier problème.

Ensuite, il confirme la version française de l’incident. « La force navale turque a entravé le navire [de l’Otan] par des manoeuvres de navigation, y compris par l’utilisation du radar de contrôle de tir TMX/TMKu de la frégate turque Orucreis », accuse le rapport.

Par la suite, précise-t-il, le M/V Cirkin eut une nouvelle fois la priorité pour accoster à Misrata, où il déchargea sa cargaison à l’abri des regards indiscrets… Ce qui semble curieux pour du matériel médical.

D’ailleurs, le groupe d’experts ne croit pas une seconde aux explications données par la marine turque, qu’il qualifie « d’absolument peu convaincantes ». En outre, il accuse les trois frégates turques et le M/V Cirkin d’avoir violé le paragraphe 9 de la résolution 1970, relatif à l’embargo sur les armes.

Depuis l’incident du 10 juin 2020, la compagnie turqe ayant affrété le M/V Cirkin a été sanctionnée par l’Union européenne… Mais le cargo a changé de nom. Désormais appelé « Guzel », il navigue sous le pavillon de Sao Tome & Principe, qui serait faux selon le groupe d’experts.

Ce dernier a par ailleurs un avis tranché sur la question de ces transferts d’armements vers la Libye. « L’embargo sur les armes est d’une inefficacité totale. Les violations commises par les États Membres qui appuient directement les parties au conflit sont généralisées et flagrantes et témoignent d’un mépris total à l’égard des mesures de sanctions », dénonce-t-il.

Et de conclure : « Le fait qu’ils contrôlent l’intégralité de la filière d’approvisionnement complique la détection, la désorganisation et l’interdiction de ces activités. Ces deux facteurs compliquent singulièrement l’application de l’embargo sur les armes. »

Photo : Frégate Coubet © Marine nationale

Conformément à l'article 38 de la Loi 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée, vous disposez d'un droit d'accès, de modification, de rectification et de suppression des données vous concernant. [Voir les règles de confidentialité]