Mali : Pourquoi l’État-major des armées ne veut pas diffuser les images de la frappe réalisée près de Bounti

Le 3 janvier, l’association culturelle peule Tabital Pulakuu a affirmé qu’une frappe aérienne avait coûté la vie à une vingtaine de civils qui assistaient à un mariage organisé dans le village de Bounti, situé dans la région de Mopti [centre du Mali]. Ce qui a donné lieu à bon nombre de commentaires et autres spéculations sur les réseaux sociaux [relayées complaisamment par certains médias officiels…], avec une force Barkhane d’autant plus mise sur le banc des accusés qu’elle venait alors d’effectuer un raid contre un rassemblement jihadiste dans le même secteur.

Et sur ces mêmes réseaux sociaux, il a été diffusé une photographie présentée comme étant celle des victimes. Il s’avérera par la suite que le cliché en question avait été pris au Nigéria en 2014… En outre, les premiers témoignages recueillis par les agences de presse ont fait état de la présence d’un « hélicoptère » ayant « volé très bas ».

Puis, via un communiqué publié le 6 janvier, l’ONG Médecins sans Frontières [MSF] a laissé entendre qu’il y avait eu deux bombardements : l’un à Bounti, l’autre à Kikara. Et d’indiquer qu’elle avait pris en charge huit blessés présentant des « blessures par balles et des lésions dues à des explosions. »

Dans un entretien publié par le quotidien Le Monde une semaine plus tard, Isabelle Defourny, directrice des opérations de MSF, précisera que les blessés étaient « tous des hommes » dont cinq âgés de « plus de 60 ans. » Et d’ajouter : « Sept ont des lésions résultant d’une explosion. Un autre a une plaie au thorax avec point d’entrée et de sortie, évoquant une blessure par balle. » Quant aux « tirs », elle a dit ne pas être en mesure d’en « déterminer » l’origine. « Certains ont parlé d’hélicoptères, d’autres d’avions. Nous ne sommes pas en mesure de le déterminer pour l’instant », a-t-elle répondu.

Entretemps, l’État-major des armées [EMA] a publié des détails sur le raid du 3 janvier, effectué par une patrouille de Mirage 2000. De même que son homologue malien. Ainsi, il a confirmé qu’un rassemblement de combattants jihadistes [appartenant à la katiba Serma] avait bien été visé à l’issue d’une manoeuvre de renseignement ayant duré plusieurs jours et qu’aucun « élément constitutif d’un mariage » n’avait été observé. « La frappe [trois bombes] est localisée en 30 PWB 4436 83140, à plus d’un kilomètre au nord des premières habitations de Bounti. Il s’agit d’un espace ouvert et semi-boisé », a-t-il précisé.

Ce n’est qu’après la sortie du communiqué de l’EMA [le 7 janvier, ndlr] que des précisions ont été apportés par d’autres témoins. Comme ceux interrogés par le quotidien Libération, pour un article publié sur Internet le lendemain, en début de soirée. Des villageois, dont les propos ont été recueillis et traduit par un membre de Tabital Pulakuu, ont ainsi parlé pour la première fois de l’explosion de trois bombes. Jusqu’alors, l’association peule avait évoqué « deux frappes [conduites] simultanément d’après les témoins. »

La semaine passée, l’ONG Human Right Watch [HRW] a rapporté d’autres témoignages… Cette fois, il y est question d’un avion de chasse. « Soudain, nous avons entendu le bruit du jet, et tout s’est passé rapidement. […] J’ai entendu une puissante détonation, boum, puis une autre détonation. J’ai perdu conscience pendant quelques minutes et quand je me suis réveillé, mon pied saignait à cause des éclats d’obus, et tout autour de moi, il y avait des blessés et des cadavres », a confié un villageois de 68 ans. Un autre, âgé d’une quarantaine d’années a parlé de l’explosion de deux bombes.

Le problème est que les seuls éléments disponibles relèvent du déclaratif et qu’aucune constatation n’a pu être faite de manière indépendante sur place. Pour autant, HRW estime que les « autorités françaises devraient enquêter sur la frappe, y compris sur le rôle joué par la chaîne de commandement. » Et d’ajouter : « Si l’enquête détermine que la frappe est illégale, la France devrait indemniser les victimes civiles et leurs proches et envisager de réparer les dommages causés aux civils, indépendamment de toute constatation d’action illégale. »

Le plus simple serait sans doute que l’État-major des armées diffuse les images du raid, ce qui mettrait fin à toute polémique. La suggestion en a d’ailleurs été faite à la ministre des Armées, Florence Parly, lors de sa dernière audition au Sénat, le 20 janvier.

Si des photographies, floutées pour la plupart, ont été diffusées après l’opération menée en juin 2020 contre Abdelmalek Droukdel, le chef d’al-Qaïda au Maghreb islamique [AQMI], le ministère des Armées ne publie que très rarement des vidéos des actions « cinétiques » venant d’être menées.

« Il faut avoir en tête que montrer des images, c’est montrer à notre ennemi ce que nous voyons de lui. Il ne sait pas précisément ce que nous savons et voyons de lui. C’est tout le problème », a commencé par justifier la ministre devant les sénateurs.

« Donc il y a, et je le comprends, un besoin de la part de l’opinion publique de […] savoir et se sentir rassurée sur le fait que la France conduit des opérations conformément au droit humanitaire international et au droit de la guerre. [Ce qui] est extrêmement important [car] c’est la raison même d’être de nos forces […]. Et puis il y a aussi la nécessité de protéger nos soldats en ne livrant pas à nos adversaires des éléments qui pourraient modifier leurs modes opératoires », a ensuite développé Mme Parly.

Étant donné que, dans un contexte de guerre « informationnelle » conduite le plus souvent par des acteurs extérieurs au Sahel [la Turquie et la Russie sont régulièrement citées, ndlr], les « faits ne pèsent pas plus lourd que la rumeur », cette limitation dans la communication opérationnelle « nous place nous-mêmes dans une situation » inconfortable, a déploré la ministre.

Quoi qu’il en soit, a-t-elle fait valoir, au ministère des Armées, « nous assurons la traçabilité de tout ce que nous faisons », ce qui complique évidemment la « riposte » sur les réseaux sociaux puisque cette dernière ne peut être immédiate. « C’est un sujet que nous prenons très au sérieux » et « pour ce qui nous concerne, nous tenons absolument à communiquer sur des faits qui sont vérifiés » car « rien ne serait pire que d’engager la parole de l’État sur des données partielles et pas totalement certaine », a conclu Mme Parly.

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