Revue stratégique : Il est « indispensable de disposer de stocks stratégiques » et d’en « accepter les coûts »

L’anecdote a récemment été racontée dans les colonnes du quotiden « The Times » par le général Sir Nick Carter, le chef d’état-major des forces armées britanniques depuis 2018. Ayant estimé qu’il ne serait pas idiot de [re]constituer des stocks stratégiques [munitions, pièces de rechange, etc], il s’était vu opposer une réponse assez surprenante de la part de Gavin Williamson, alors secrétaire à la Défense. « Je ne vais pas me faire photographier devant un entrepôt », lui rétorqua-t-il en effet [cela étant, l’intéressé affirmera plus tard ne plus se souvenir de ses propos…].

Cette réponse illustre l’état d’esprit dans lequel les réformes des armées ont été menées depuis maintenant une vingtaine d’années, que ce soit au Royaume-Uni comme en France [avec notamment la Révision générale des politiques publiques – RGPP – en 2008]. Par soucis d’économies et « d’efficience », l’idée était d’appliquer des concepts imaginés pour le monde de l’entreprise aux armées, foulant ainsi des principes qui, pourtant, avaient fait leurs preuves.

Pour les armées françaises, cela s’est traduit par une dégradation du soutien administratif des militaires, que le Haut-Comité d’évaluation de la condition militaire [HCECM] a dénoncée à plusieurs reprises dans ses rapports et revues annuels.

Au nom de l’efficience, certaines fonctions ont été externalisées, des Partenariats « public-privé » ont été signés et « stock » est presque devenu un « gros mot », comme l’a illustré l’anecdote racontée par le général Carter. Et pour cause : stocker des munitions, des équipements et des pièce détachées est toujours onéreux car cela suppose des coûts d’achat et de possession [locaux, sécurité, entretien, etc]. Évidemment, pour une entreprise, cela une telle pratique aura immanquablement un impact direct sur son besoin en fonds de roulement. Cependant, dans le même temps, si elle ne peut plus fournir ses clients car elle manque de matières premières, cela peut aussi lui coûter cher…

Quoi qu’il en soit, dans une tribune publiée récemment par Defense News, le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA] a critiqué l’esprit des réformes qui furent appliqués aux armées. « La singularité militaire est aujourd’hui affaiblie par un certin nombre de changements, avec une organisation et mode opérationnel privilégiant le management au commandement, l’externalisation et l’adoption d’une logique civile des flux, y compris pour les fonctions vitale », a-t-il écrit, y voyant autant d’obstacles à « notre pleine efficacité ».

D’autant plus que la pandémie de covid-19 a mis en lumière les faiblesse de cette approche « managériale » critiquée par le CEMA. Et la Revue stratégique actualisée, publiée ce 21 janvier, lui donne raison. Du moins sur la nécessité de constituer des stocks.

« Le renforcement de la résilience implique de reconsidérer certaines dépendances en matière de soutien. Face à une crise qui affecte les flux, l’approvisionnement des armées ne peut pas relever uniquement d’une logique d’efficience, inspirée d’un modèle d’entreprises privées. Il est indispensable de disposer de stocks stratégiques et d’accepter les surcoûts associés », est-il affirmé dans ce document de référence.

Et cela va dans le sens du général Thierry Burkhard, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT]. « Soyons certains que si nous venions un jour à rencontrer des difficultés en raison d’un stock de munitions insuffisant, nos compétiteurs qui pourraient devenir nos ennemis feraient tout pour que nous ne puissions pas nous réapprovisionner », avait-il prévenu, lors d’une récente audition parlementaire, soulignant que, dans son métier, il s’agissait d’éviter de se faire surprendre.

Quant aux « externalisations de prestations », souvent incontournables, notamment en matière de transport aérien, elles « doivent également prendre en compte les enjeux de résilience », estime cette Revue stratégique actualisée. Et cette dernière d’insister : « Ce qui est vrai à l’aune de la pandémie de Covid-19 le serait aussi dans le cadre d’une surprise de toute autre nature [numérique ou environnementale], et a fortiori dans le contexte d’un engagement de haute intensité menaçant éventuellement le territoire national. »

Mais le document évoque un autre sujet, tout aussi prépondérant : celui de l’approvisionnement stratégique de la Base industrielle et technologique de défense [BITD].

« À l’image des économies européennes en général, le secteur de la défense est parfois dépendant, pour ses fournitures courantes, de fabricants monopolistiques installés à l’étranger et notamment en Chine. C’est vrai du soutien et du fonctionnement courant des armées [matériel informatique, médicaments, masques] comme des approvisionnements des industriels de l’armement », constate la Revue stratégique actualisée.

Aussi, poursuit-elle, les « besoins nationaux comme l’ambition de souveraineté européenne doivent donc pleinement intégrer l’accès indépendant, en temps maîtrisé et en qualité, à certaines technologies transverses indispensables à la réalisation de nos systèmes majeurs. »

« À titre d’exemple, la maîtrise des aciers à haute performance, de leur élaboration jusqu’à la réalisation des pièces mécaniques associées, est indispensable à la réalisation des plateformes les plus sensibles, tandis que la maîtrise de la conception des circuits imprimés et composants électroniques est nécessaire pour maintenir dans la durée nos systèmes électroniques », relève le document, qui cite également le besoin croissant en métaux rares.

Aussi, la Revue stratégique actualisée recommande de « mieux identifier les risques sur les chaînes d’approvisionnement, , quitte à en développer en propre si nécessaire. »

Par ailleurs, elle exprime la crainte de la dépendance dans les domaines technologiques émergents, comme l’intelligence artificielle, la furtivité, les nano-technologies ou encore l’hypervélocité.

« Certaines filières industrielles stratégiques doivent également faire l’objet d’une attention particulière, susceptible d’aller jusqu’à une démarche de soutien capitalistique », recommande-t-elle. Faute de quoi, prévient-elle, « en l’absence de fournisseurs nationaux ou européens et d’investissements suffisants, de nouvelles dépendances très critiques se développeront jusqu’à devenir irréversibles. »

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