Les sanctions américaines contre Ankara risquent de porter un coup sévère aux capacités militaires turques

En 2019, les États-Unis décidèrent d’exclure la Turquie du programme d’avions de combat F-35 en raison de son achat du système russe de défense aérienne S-400, jugé incompatible avec ceux utilisés au sein de l’Otan.

En retour, les autorités turques firent valoir qu’aucune alternative ne leur avait été proposée [alors qu’elles avaient lancé un appel d’offres pour lequel le Patriot PAC-3 américain et le SAMP/T européen furent soumis] et que d’autres pays de l’Otan, comme la Grèce et la Bulgarie, disposaient également de systèmes russes de défense aérienne, en l’occurrence des S-300. En outre, elles affirmèrent que les S-400 ne seraient pas connectés aux systèmes de l’Alliance.

Cependant, cette exclusion du programme F-35 ne sembla pas gêner Ankara outre mesure. Dans la foulée, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, évoqua une solution de substitution avec l’achat possible de chasseurs multirôles Su-35 auprès de la Russie. Voire de Su-57 « Felon », Moscou ayant même évoqué une participation industrielle turque dans ce projet d’avion de combat de 5e génération.

Depuis, et alors que ses actions en Méditerranée orientale, en Libye, dans le nord de la Syrie et de l’Irak ainsi qu’au Haut-Karabakh ont donné lieu à des tensions, parfois vives, avec plusieurs membres de l’Otan, la Turquie a fait fi de tous les avertissements en testant le système S-400 en octobre dernier. « Notre position a toujours été claire et elle n’a pas changé : un système S-400 opérationnel n’est pas compatible avec les engagements pris par la Turquie en tant qu’allié des Etats-Unis et de l’Otan », a alors commenté le Pentagone, prévenant Ankara de « conséquences graves ».

Dans le même temps, au Congrès, plusieurs élus ont fait pression pour appliquer à la Turquie les rigueurs de la loi dite CAATSA [Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act], laquelle vise à prendre des mesures contre les pays ayant conclu des contrats avec l’industrie russe de l’armement. D’ailleurs, la loi de financement du Pentagone, adoptée ces derniers jours, demande à l’administration américaine de prendre des sanctions à l’égard d’Ankara dans les 30 jours suivant sa promulgation.

Cela étant, et sans attendre davantage, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, a annoncé, le 14 décembre, des sanctions contre le SSB, l’agence du ministère turc de la Défense chargée des contrats d’armements. Désormais, Washington s’interdit de lui attribuer toute licence d’exportation.

« Les mesures prises aujourd’hui signalent clairement que les États-Unis […] ne tolèreront pas de transactions importantes avec les secteurs russes de la défense et du renseignement », a-t-il justifié.

En outre, le directeur du SSB, Ismail Demir, ainsi que d’autres responsables seront sanctionnés financièrement.

« Les États-Unis avaient clairement fait savoir à la Turquie, aux plus hauts niveaux et à de multiples reprises, que l’achat des systèmes S-400 représenterait un danger pour la sécurité des technologies et du personnel militaires américains et qu’il apporterait des fonds importants au secteur russe de la défense tout en lui donnant accès aux forces armées et à l’industrie de défense de la Turquie », a rappelé M. Pompeo. « La Turquie a pourtant décidé de procéder à l’achat des S-400 et de les tester, bien qu’il existe des alternatives compatibles avec les systèmes de l’Otan pour répondre à ses besoins de défense », a-t-il insisté.

Certes, les sanctions annoncées par Washington ne devraient pas avoir de conséquences irrémédiables sur l’économie de la Turquie. En revanche, elles vont compliquer le maintien en condition opérationnelle [MCO] des équipements mis en oeuvre par les forces armées turques et entraver les programmes en cours de sa base industrielle et technologique de défense [BITD] ayant des composants soumis à la norme ITAR [International Traffic in Arms Regulations].

La force aérienne turque est sans doute la plus exposée aux sanctions annoncées par M. Pompeo. Outre les avions de combat [F-16 et F-4 Phantom II], de transport [C-130 Hercules] et d’entraînement [T-38], elle dispose d’hélicoptères Bell UH-1, Sikorsky S-70. Sans oublier quatre appareils d’alerte avancée E-7T et, surtout, 7 avions ravitailleurs KC-135 Stratotanker, dont la maintenance est d’autant plus compliquée que ces derniers sont anciens. Au-delà de ces équipements, il faut également penser aux… munitions, quasiment toutes d’origine américaine ainsi qu’aux radars.

Quant à la marine turque, son segment « frégates » se compose pour moitié de navires d’origine américaine [huit frégates « Oliver Hazard Perry », ndlr]. Et ses munitions sont, pour la plupart, fournies par les États-Unis [RIM-7 Sea Sparrow, RGM-84 Harpoon, etc]. Enfin, s’agissant des forces terrestres, elles semblent, au premier abord, les moins exposées, leurs équipements étant souvent d’origine allemande ou locale. Cependant, certaines de leurs capacités seront plus affectées que d’autres, comme l’artillerie, laquelle compte de nombreux canons de facture américaine [M110, M107, M114 et lance-roquettes multiple M270]… Et elles doivent aussi composer avec des restrictions déjà imposées par quelques uns de leurs fournisseurs européens, Berlin ne livrant plus, par exemple, de pièces pour les chars Leopard 2 depuis les opérations lancées par Ankara dans le nord de la Syrie.

Sans doute que l’industrie turque sera en mesure d’assurer le MCO de ces matériels. Mais cela se fera non sans difficultés. Et plus le temps passera, plus cela deviendra compliqué.

Évidemment, Ankara a vivement réagi à l’annonces des sanctions américaines… et en a appelé à « l’esprit » de l’Alliance.

« Nous invitons les États-Unis à revoir cette décision injuste de sanctions […] et nous réaffirmons être prêts à traiter la question par la voie du dialogue et de la diplomatie, conformément à l’esprit de l’alliance », a répondu le ministère turc des Affaires étrangères. Quant au risque posé par les S-400, il a parlé d' »allégations sans fondement », rappelant que la Turquie avait « proposé d’aborder cette question de manière objective et réaliste par la création d’un groupe de travail technique. » Et, à son tour, il a annoncé des mesures de rétorsion. Il ne serait pas étonnant que l’on parle beaucoup du sort de la base d’Incirlik dans les prochains jours…

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