Dans un scénario de conflit de haute intensité, faut-il rétablir le service militaire pour donner de la masse aux armées?

L’évolution du contexte international et de la conflictualité fait que les principaux chefs militaires évoquent régulièrement le scénario d’un engagement de haute intensité. « Les tendances de la revue stratégique se confirment et s’accélèrent même : le monde réarme, les relations internationales se militarisent, le multilatéralisme est contesté et les sujets de tension se multiplient », a ainsi souligné le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA], lors d’une audition parlementaire, en novembre 2019.

Le combat de haute intensité « devient un option très probable », avait lâché, quelques semaines plus tôt, le général Thierry Burkhard, alors fraîchement nommé chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT]. D’ailleurs, il en a fait une priorité de la vision stratégique qu’il a dévoilée l’été dernier. Et cette préoccupation est partagée par ses homologues de la Marine nationale et de l’armée de l’Air & de l’Espace.

Si l’hypothèse d’un conflit de haute intensité [donc de guerre] n’est plus à écarter d’un revers de manche, la question de la « masse » se pose. « Il faut dès à présent nous interroger sur l’augmentation de la masse de nos armées » et « cette réflexion est essentielle pour la réalisation de cette LPM [Loi de programmation militaire, ndlr] et la préparation de la suivante », a-t-il ainsi fait valoir l’an passé.

Ce qui suppose d’anticiper les implications qu’une [re]montée en puissance pourraient avoir sur l’industrie de l’armement et… sur la capacité des armées à recruter. « L’État-major des armées conduit une telle réflexion prospective, qui n’a pas vocation à être étalée sur la place publique », a récemment dit le CEMA aux députés.

Le G2S, un groupe de réflexion réunissant des généraux en 2e section, s’est livré à cet exercice de prospective dans un dossier qu’il vient de publier. S’agissant de la « masse », le général Alain Bouquin, ancien « Père Légion », s’interroge sur l’opportunité de rétablir la conscription.

Tirant les enseignements de la Guerre de 1870, la IIIe République instaura les bases du « service militaire moderne », notamment avec la loi Berteaux [21 mars 1905], laquelle rétablit le principe d’égalité de tous les jeunes homms devant l’appel sous les drapeaux. « Que pour tout le monde il soit entendu que quand en France un citoyen est né, il est né soldat », avait lancé Léon Gambetta, 34 ans plus tôt…

« Historiquement, la conscription a été conçue et mise en œuvre pour répondre aux défis posés par une menace existentielle : la ‘Patrie était en danger’, il convenait d’opérer ‘une levée en masse’ pour fournir les effectifs militaires nécessaires aux forces de ‘la Nation en armes' », rappelle ainsi le général Bouquin.

Faudrait-il donc emprunter la même voie alors que le scénario d’un conflit de haute intensité fait à nouveau partie des hypothèses probables?

La question peut se poser, d’autant plus que, si l’on en croit les sondages, l’opinion serait favorable à un retour à la conscription [entre 60 et 75% des personnes interrogées le disent selon les diverses enquêtes réalisées ces dernières années]. Seulement, les raisons de ce « plébiscite » ne sont pas forcément en adéquation avec les besoins des armées, le rôle social étant généralement mis en avant pour justifier le rétablissement éventuel du service militaire.

Cela étant, pour le général Bouquin, un retour de la conscription ne serait pas forcément une bonne idée. De nos jours, avec des équipements en évolution technologique constante [et donc toujours plus coûteux], les forces armées « n’ont plus vraiment besoin d’effectifs pléthoriques », estime-t-il. Car « à quoi servent les 800.000 jeunes d’une classe d’âge quand on n’a que 200 chars Leclerc à armer? », interroge-t-il.

Aussi, poursuit-il, « on serait très loin de pouvoir donner des emplois de combattants à toute la ressource humaine que permet la conscription. C’est ainsi : la taille des armées est désormais déterminée par la quantité des moyens dont on peut les doter. On ne doit donc pas se leurrer en parlant de masse : on ne retrouvera jamais celle qui fut la nôtre lors des grandes guerres du XXe siècle car son coût est devenu inaccessible, sauf à accepter un déclassement technologique dangereux. »

En outre, mais le général Bouquin ne l’évoque pas, la dissuasion nucléaire est censée préserver l’intégrité du territoire national. Ce qui n’exige pas de levée en masse comme autrefois. Et c’est ce qui explique probablement pourquoi le rôle du service militaire a pris une dimension plus éducative et sociale jusqu’à sa suspension, en 2001.

Pour autant, il faudra bien donner de la « masse » aux armées en cas de conflit. « La question des pertes et de leur remplacement doit en revanche être posée pour la haute intensité. C’est en fait la question de la durée et de l’aptitude à entretenir un effort de guerre de longue haleine. Il faudra probablement évaluer la ressource qui serait nécessaire pour reconstituer des forces ayant subi une forte attrition », souligne le général Bouquin.

Si le retour de la conscription n’est pas la réponse appropriée, l’ancien Père Légion propose trois pistes. La première est d’augmenter le recrutement d’engagés, afin d’atteindre un « ratio raisonnable ressource humaine disponible et postes à honorer. »

La seconde, qui a la faveur du général Bouquin, serait de s’appuyer sur une réserve plus importante, mieux formée et bien équipée, à l’image de la Garde nationale américaine. La réserve aura « sans aucun
doute, plus encore qu’aujourd’hui, sa place pour assurer le fonctionnement des bases arrière, reprendre à son compte des missions sur le territoire national, en lieu et place des soldats d’active, mais aussi sans doute pour recompléter les unités engagées qui subiront une forte attrition », écrit-il.

Cela suppose de pouvoir s’appuyer sur la réserve opérationnelle de deuxième niveau [RO2], qui regroupe tous les ex-militaires d’active soumis à une obligation de disponibilité pendant les cinq années après leur retour à vie civile. Pour le général Bouquin, elle sera « la plus à même de combler les pertes subies dans les unités, en raison
de la formation récente des personnels concernés. »

Enfin, s’agissant des équipements, il suggère de doter la réserve avec ceux récemment retirés du service. Mais pour cela, il faudra avoir les moyens de les entretenir, ce qui ne sera pas forcément une mince affaire…

Le dernier levier évoqué par le général Bouquin est celui de l’appel aux volontaires. Mais une telle option présente des inconvénients, à commencer par la formation de ces éventuelles recrues.

Cela étant, le général Bouquin n’écarte pas totalement l’idée d’un service national… mais pour renforcer la résilience de la Nation, qui exige courage, endurance, don de soi, sens du devoir, esprit de sacrifice, etc…

« Ces vertus sont connues » mais « elles ne sont pas innées. Il faut les susciter, les motiver, les inculquer, les entretenir. Et c’est précisément le rôle que le service national peut jouer au profit de la jeunesse. C’est dans cette perspective que le rétablissement, sous une forme à définir, d’un service national doit être envisagé. Le Service national universel [SNU] voulu par le Président peut-il remplir ce rôle? Cela dépendra de la forme, du contenu, de la durée qu’on lui donnera… », estime-t-il.

Quoi qu’il en soit, il ne faudra pas trop tarder à prendre des décisions. « Le facteur temps sera déterminant », souligne le général Bouquin. Car le « sursaut attendu pour redevenir capable de faire face aux grandes épreuves qui peuvent menacer l’existence de la Nation est une urgence, mais les dispositions à prendre n’auront pas d’effets immédiats », prévient-il.

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