La France dénonce des propos « inacceptables » de M. Erdogan et rappelle son ambassadeur en Turquie

L’influence grandissante de la mouvance radicale-islamiste en France a fait l’objet de plusieurs rapports, dont ceux de Jean-Pierre Obin, alors inspecteur général de l’Education nationale [« Islamisme à l’école », en 2005] et des députés Éric Diard et Éric Poulliat [« Islamisme dans les services publics », en 2019].

Le dernier en date a été remis en juillet par le Sénat [.pdf]. Proposant une quarantaine de mesures pour tenter de juguler une « radicalisation islamiste » jugée « de plus en plus menaçante », le document, nourri par près de 70 entretiens avec des chercheurs, des acteurs institutionnels, des responsables politiques et des militantes associatif, a ainsi souligné que les « tenants de l’islamisme tentent aujourd’hui de prendre le contrôle de l’islam en France » afin d’instaurer « le califat », tout en nourrissant dans certaines villes un « séparatisme dangereux ».

Justement, le 2 octobre dernier, le président Macron a présenté les grandes lignes d’une loi visant à lutter contre ce séparatisme évoqué par le rapport sénatorial [et d’autres…]. Loi qui sera présentée au Parlement en décembre prochain. Ainsi, il y sera question de renforcer la laïcité, de mettre un terme à la scolarisation à domicile [sauf impératifs de santé], d’accorder un plus grand pouvoir de dissolution des associations, de lier l’attribution de subvensions à la signature d’une « charte de la laïcité », d’imposer une obligation de neutralité religieuse aux salariés d’entreprises délégataires d’un service public, de resserrer le contrôle des financements des lieux de culte et d’aider le Conseil français du culte musulman à structurer l’islam de France, en l’encourageant à former des imams en France.

Ces annonces ont été immédiatement critiquées par des responsables turcs, comme Omer Celik, le porte-parole de l’AKP, le parti islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan. « La déclaration de Macron sur son intention de bâtir ‘un islam des Lumières’ est irrespectueuse envers les musulmans et constitue une provocation », a-t-il affirmé, estimant que « le point de vue » du président français « ne peut servir qu’à fournir des munitions idéologiques à des organisations terroristes comme Daesh. »

Puis, deux semaines plus tard, pour avoir montré des caricatures de Mahomet autrefois publiées par Charlie Hebdo pour illustrer un cours sur la liberté d’expression, un professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, a été décapité par un jihadiste d’origine tchétchène. Cet attentat a été évoqué par Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française, lors d’une audition au Sénat, le 21 octobre.

« J’éprouve naturellement une grande émotion devant ce geste d’une abjecte brutalité qui vise notre République, notre école, nos valeurs humanistes. C’est ce modèle que nos diplomates partagent et expliquent à travers le monde », a commencé par dire M. Le Drian. Et d’ajouter : « L’islamisme radical, c’est la négation de la liberté de conscience, de la possibilité du dialogue dans la tolérance. Aveuglés par une conception dévoyée et pernicieuse de l’islam, ses promoteurs assassinent au nom de leur foi. Il ne faut rien céder dans ce combat, et les diplomates et agents du Quai d’Orsay continuent à se battre avec détermination. »

En outre, parmi ses priorités sur ce sujet, M. Le Drian a parlé de « mettre en place une cartographie en temps réel des réactions internationales » car « c’est dans les épreuves que l’on reconnaît ses amis », a-t-il souligné. « Je dis à ceux qui m’entendent que rien ne sera oublié. Nous avons reçu de très nombreuses marques de sympathie qui nous touchent, mais il y a aussi des silences éloquents », a-t-il ensuite précisé.

S’agissant des « silences éloquents », M. Le Drian a sans doute mis la Turquie dans le lot… En effet, à l’Élysée, on n’a pas manqué de relever « l’absence de messages de condoléances et de soutien du président turc après l’assassinat de Samuel Paty. »

En réalité, le président turc n’est pas resté silencieux. Lors d’une intervention télévisée, le 24 octobre, il s’en est de nouveau pris vigoureusement à Emmanuel Macron, avec lequel il entretient déjà une longue liste de contentieux, que ce soit au sujet de l’Otan, de la Libye, de la Syrie, de la Méditerranée orientale et, plus récemment, du conflit au Haut-Karabakh. Lors de l’hommage national rendu à Samuel Paty, le chef de l’État avait défendu la liberté d’expression et donc le droit à produire des caricatures.

« Tout ce qu’on peut dire d’un chef d’Etat qui traite des millions de membres de communautés religieuses différentes de cette manière, c’est : ‘allez d’abord faire des examens de santé mentale' », a en effet lancé M. Erdogan. « Macron a besoin de se faire soigner. […] Quel problème a l’individu nommé Macron avec l’Islam et avec les musulmans? », a-t-il continué.

L’Élysée ne pouvait que réagir. « Les propos du président Erdogan sont inacceptables. L’outrance et la grossièreté ne sont pas une méthode. Nous exigeons d’Erdogan qu’il change le cours de sa politique car elle est dangereuse à tous points de vue. Nous n’entrons pas dans des polémiques inutiles et n’acceptons pas les insultes », a répondu la présidence française.

Puis, fait rare, M. Le Drian a fait savoir que « l’ambassadeur de France en Turquie a en conséquence été rappelé » et qu’il « rentre à Paris dès ce dimanche 25 octobre 2020 pour consultation ».

« A l’absence de toute marque officielle de condamnation ou de solidarité des autorités turques après l’attentat terroriste de Conflans Sainte-Honorine, s’ajoutent désormais depuis quelques jours une propagande haineuse et calomnieuse contre la France, témoignant d’une volonté d’attiser la haine contre nous et en notre sein, et des insultes directes contre le Président de la République, exprimées au plus haut niveau de l’Etat turc. Ce comportement est inadmissible, a fortiori de la part d’un pays allié », a justifié le chef de la diplomatie française.

Dans les relations diplomatiques, la convocation de l’ambassadeur d’un pays pour lui faire passer un message est le premier niveau de protestation. Le rappel d’un ambassadeur « pour consultation » est la seconde étape.

Cette procédure n’est pas aussi rare qu’on peut le penser : la France y avait eu recours avec l’Italie quand le vice-président du Conseil italien, Luigi Di Maio s’était invité dans la crise des gilets jaunes, en 2018. Si les relations se dégradent encore, il peut être décidé l’expulsion de diplomates, puis la fermeture de l’ambassade établie dans le pays avec lequel il y a un différend. En dernier lieu, il peut se produire une rupture des relations diplomatiques.

Quoi qu’il en soit, la raison de l’animosité du président Erdogan à l’égard de la France est sans doute à chercher dans le rapport du Sénat sur la radicalisation islamiste, en particulier dans le passage évoquant l’organisation islamique européenne « Millî Görü », fondée en 1969 en Allemagne.

« Selon les témoignages recueillis par la commission d’enquête, l’islam turc n’a pas, pour l’instant, d’impact comparable aux autres mouvances islamistes en France. Toutefois, l’objectif du président turc Recep Tayyip Erdogan est bien de contrôler, dans un premier temps, sa diaspora, à travers le ‘ministère des affaires religieuses’ [‘Diyanet’], puis les populations d’origine arabe en Europe en instrumentalisant le mélange du nationalisme et de l’islam », affirme le rapport sénatorial.

« À huis clos, un haut responsable public confirme : ‘L’État turc déploie une stratégie d’influence visant à asseoir l’emprise des Turcs sur une partie du territoire, particulièrement en Alsace, et particulièrement à Strasbourg, avec la construction de la grande mosquée, l’installation de la très puissante Ditib [l’Union turco-islamique pour les affaires religieuses] et de l’école Yunus Emre, le projet d’ouverture d’une faculté de théologie islamique dépendante de l’université de Marmara […] tout cela marque la volonté d’emprise politique, via la religion, d’une puissance étrangère sur le territoire, l’objectif étant de tenir en main la diaspora turque », peut-on encore y lire.

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