M. Le Drian : « La pandémie est la continuation, par d’autres moyens, de la lutte entre puissances »

Alors que l’épidémie de Covid-19 met sous tensions les capacités hospitalières et fait plonger les indicateurs économiques en raison des mesures de confinement visant à freiner sa propagation, philosophes, responsables politiques, éditorialistes et écrivains se plaisent à imaginer le monde de demain, c’est à dire celui de l’après-crise, estimant que rien ne pourra plus être comme avant.

Dans un entretien donné au quotidien Le Monde, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a sans doute douché cet enthousiasme… « Je lis et j’entends que le monde d’après n’aurait rien à voir avec le monde d’avant. Je partage ce vœu, mais c’est de l’ordre de la prédiction. Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble furieusement au monde d’avant, mais en pire », a-t-il dit.

L’écrivain américain William Arthur Ward, qui passa quatre ans de sa vie dans les rangs de l’US Army, avait trouvé une formule que l’on peut appliquer à la situation actuelle : « Le pessismiste se plaint du vent, l’optimiste espère qu’il va changer, le réaliste ajuste ses voiles. » Visiblement, M. Le Drian fait donc partie des réalistes…

« Il me semble que nous assistons à une amplification des fractures qui minent l’ordre international depuis des années. La pandémie est la continuation, par d’autres moyens, de la lutte entre puissances », a ensuite développé le chef de la diplomatie française, inspiré par le stratégiste Clausewitz [« La guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens »].

Et cela commence par la remise en cause, « déjà ancienne » du multilatéralisme, comme l’a récemment montré la suspension de la contribution américaine à l’Organisation mondiale de la santé [OMS] car jugée trop proche de la Chine. « D’autres s’engouffrent dans les brèches », a souligné M. Le Drian.

« Cette lutte, c’est aussi la systématisation des rapports de force qu’on voyait monter bien avant, avec l’exacerbation de la rivalité sino­-américaine. C’est enfin l’extension de la compétition internationale, voire de l’affrontement, à tous les secteurs », a enchainé le ministre. Et « cela se poursuit, dans cette crise, sur le terrain de l’information. Je pense à ce qu’on appelle les ‘infodémies’ et au terrain politique où l’on essaie de comparer les modèles de gestion de crise », a-t-il ajouté.

Quant à l’Europe, a poursuivi M. Le Drian alors qu’il était interrogé sur l’attitude à avoir face à la Chine, elle « doit devenir géopolitique » et « être au rendez-­vous de son histoire » tout en assumant ses « responsabilités sur le plan international. »

Seulement, par rapport à la Chine, décrite comme étant un « rival systémique » dans un document publié par la commission européenne en mars 2019 [.pdf], les choses ne sont pas si simples. Profitant de l’affaiblissement de certains États membres de l’UE lors de la crise de la dette, Pékin a multiplié les investissements stratégiques et déployé une stratégie d’influence sur le Vieux Continent. Ce qui fait qu’il est désormais compliqué de parler d’une seule voix, étant donné que les pays ayant bénéficié de cette sollicitude sont désormais plus enclin à s’aligner sur l’agenda chinois.

Dans l’entretien qu’il a donné au journal Le Monde, M. Le Drian déplore que la Chine ne respecte pas toujours « l’Union européenne en tant que telle ». Ainsi, a-t-il précisé, « Pékin joue sur les fragmentations dans l’UE. »

S’agissant des États-Unis, le ministre note qu’ils semblent « hésiter » à tenir leur « rôle de leadership au niveau mondial », ce qui entraîne leur « repli » et « rend difficile une action collective sur les grands enjeux de l’humanité ». La nature ayant horreur du vide, la « Chine se sent en situation de pouvoir dire un jour ‘je suis la puissance et le leadership’, a-t-il continué. « Nous souhaitons que les États­-Unis remplissent leurs responsabilités et gardent une relation de confiance avec leurs alliés », a-t-il enchaîné.

Mais, encore une fois, aux yeux de M. Le Drian, « l’enjeu est surtout que l’Europe exerce sa souveraineté et se trouve un destin de leadership » et qu’elle « se projette dans ce rôle » au lieu de s’interroger « sur elle-même, sur la matière dont sortira de la crise, dont elle défendra sa souveraineté sécuritaire, d’une manière générale, pour ne pas dépendre de l’extérieur. » Effectivement, si elle y arrive, alors ce sera un changement par rapport « au monde d’avant ».

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