La Direction des applications militaires du CEA ne veut plus dépendre d’Intel pour ses supercalculateurs

En juin dernier, sur son site de Bruyères-le-Châtel, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives [CEA] a inauguré le supercalculateur « Joliot-Curie », conçu par Atos.

Doté d’une mémoire vive de 400 téraoctets et d’un système de stockage de données de 5 pétaoctets disposant d’une bande passante de 300 Go/s, cette machine développe actuellement une puissance de 9,4 pétaflops. Ce qui n’est qu’un début car elle est appelée à évoluer afin d’être en mesure d’effectuer, dès 2020, 22 millions de milliards d’opérations par seconde [22 pétaflops], ce qui en fera le troisième calculateur le plus puissant d’Europe dédié à la recherche [et le premier en France].

Pour réaliser de telles performances, le supercalculateur « Joliot-Curie » utilise des processeurs Intel Xeon 8168 à 24 coeurs et Intel Xeon Phi 7250 à 68 coeurs. Soit un total de 794.888 cœurs de calcul pour une puissance de 6,86 pétaflops et 56.304 cœurs pour une puissance de 2,52 pétaflops.

Par la suite, il est prévu de lui intégrer des processeurs AMD Rime Epyc à 64 coeurs [soit 293.376 cœurs de calcul et une puissance de 11,75 PFlop/s] ARM Marvell Thunder X3 de prochaine génération.

Les trois fournisseurs de processeurs sont tous d’origine américaine, le moins connu des trois, Marvell, ayant son siège social à Santa Clara, en Californie, tout comme Intel et AMD.

Pour le programme « Simulation » de la dissuasion nucléaire, qui repose aussi sur le Laser Mégajoule, l’installation radiographique EPURE et le réacteur d’essais [RES] de Cadarache, la Direction des applications militaires [DAM] du CEA utilise le supercalculateur Tera-1000, également conçu par Atos. Doté 561.408 cœurs Intel Xeon Phi 7250 et fonctionnant avec un système d’exploitation Linux, sa puissance de calcul atteint 25 millions de milliards d’opérations par seconde. « Son architecture préfigure les supercalculateurs de la génération 2020, dite ‘exascale ‘ [le milliard de milliards d’opérations par seconde], que le CEA/DAM développe en co-design avec Atos », précise la DAM.

Étant donné l’adhésion de la France au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, les supercalculateurs sont indispensables à la DAM pour concevoir les têtes nucléaires de prochaine génération destinées aux composantes navale et aéroportée de la dissuasion nucléaire. Selon son directeur, François Geleznikoff, ils sont également utilisés pour « d’autres applications du ministère des Armées. »

« Nous avons de plus mis en place sur ce même type de calculateur une machine à vocation de développement industriel, avec une quinzaine d’industriels qui travaillent sur cette machine dite Cobalt. Nous disposons de surcroît d’un calculateur à vocation de recherche académique européenne, qui est sur le même modèle que les machines que l’on utilise pour la dissuasion », a expliqué M. Geleznikoff, lors d’une récente audition au Sénat.

Cela étant, « pour les têtes futures, les performances demandées sont plus importantes que celles qui sont nécessaires pour les têtes TNA [aéroportée] et TNO [océanique] et nous devrons développer des modèles plus performants, et faire de plus en plus de calculs en 3D [alors qu’on était majoritairement en 2 dimensions avant], ce qui nécessite de continuer à accroître la puissance de nos calculateurs, avec des machines de la classe exaflopique, c’est-à-dire capable de réaliser des milliards de milliards d’opérations par seconde et nous avons besoin de les utiliser 7j/7, 24h/24 pour la dissuasion nucléaire puisque les calculs sont très demandeurs de puissance de machine », a poursuivi le patron de la DAM.

Avec Atos/Bull, « nous avons aujourd’hui un industriel au meilleur niveau mondial, puisqu’il est classé 4e ou 5e dans les classements mondiaux. Il est compétitif […] et nous comptons poursuivre cette coopération dans le futur, mais nous aurons besoin de ressources de développement lancées au niveau européen de la recherche technologique numérique », a-t-il continué.

Et cette recherche doit se dérouler selon deux axes : l’informatique quantique [« que l’on regarde aujourd’hui », a dit M. Geleznikoff] et le dééveloppement d’un « processeur européen souverain ». Pourquoi? « Nous travaillons beaucoup avec Intel mais nous ne voulons pas être soumis à une incapacité d’avoir ces processeurs-là », a-t-il avancé.

Le japonais Fujitsu développe actuellement un calculateur exempt de processeurs américains. En effet, le FX1000 fonctionnera grâce à des puces « maison », appelées « A64FX ». La Chine, qui est à la pointe dans ce domaine, en fait de même, avec des processeurs RISC 64-bits ShenWei développés par Jiāngnán Computing Lab.

Quant aux Européens, ils ont lancé, en décembre 2018, l’European Processor Initiative [EPI], qui vise à développer des processeurs destinés au calcul haute performance [HPC], avec vingtaine d’acteurs issus de dix pays. L’objectif est « d’amener sur le marché un processeur basse consommation et de s’assurer que les compétences essentielles pour la création d’un composant haut de gamme restent en Europe. »

S’agissant de l’informatique quantique, M. Geleznikoff a prévenu qu’il fallait se « méfier des annonces. » Il est vrai que, ces dernières années, il a été dit beaucoup de choses sur le sujet… et, pour le moment, elle n’existe qu’en laboratoire.

Pour rappel, en informatique, un bit ne peut prendre que deux valeurs : soit 0, soit 1. Avec un ordinateur quantique, dont les bases furent jetées par le physicien Richard Feynman en 1981, ce même bit pourrait à la fois prendre les valeurs 0 et 1. Ce qui démultiplie la puissance de calcul.

Quoi qu’il en soit, la réserve de M. Geleznikoff s’explique par le faire que « des ordinateurs peuvent être réputés très puissants, mais selon l’opération à réaliser [dissuasion, cryptage ou calcul industriel], ils peuvent s’avérer décevants. »

Cela étant, le CEA « travaille sur des composants pour les calculateurs quantiques », a affirmé le patron de la DAM. « Nous entendons prévoir à l’avance les gains de performance des codes de calculs pour la dissuasion qui pourraient être apportés par ces calculateurs quantiques. Nous avons acquis chez Bull un prototype qui n’est pas quantique, mais qui va fonctionner comme un calculateur quantique, et qui va nous permettre en avance de phase de voir si ce type de calculateur dans le futur sera plus performant que les calculateurs classiques que l’on a aujourd’hui pour les programmes de dissuasion », a-t-il conclu.

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