Le jour où le lieutenant Jacques Chirac ne voulut pas rejouer le coup de Grouchy à Waterloo

Président de la République de 1995 à 2007, Jacques Chirac vient de nous quitter à l’âge de 86 ans. Il « s’est éteint ce matin au milieu des siens. Paisiblement », a en effet Frédéric Salat-Baroux, son gendre, ce 26 septembre.

Né le 29 novembre 1932 à Paris, celui qui allait devenir l’une des figures emblématiques de la droite française avait, dans sa jeunesse, des rêves d’aventure. Son baccalauréat « mathématiques élémentaires » en poche, et alors que son père voulait le voir préparer le concours de l’École polytechnique, il fugue pour s’embarquer comme simple matelot à bord du Capitaine Saint-Martin, un navire charbonnier, pour une campagne de trois mois.

Mais son rêve naviguer sur les mers du globe tourne court. De retour en France, il plie devant la volonté de son père et intègre une classe de mathématiques supérieures au lycée Louis-le-Grand. L’année suivante, il change d’orientation et entame des études à l’Institut d’études politiques de Paris, afin de préparer le concours de l’École nationale d’administration [ENA], qu’il réussira « sans l’avoir voulu ».

Classé à politiquement à gauche [jusqu’à signer l’appel de Stockholm, d’inspiration communiste, contre les armes nucléaires… Une « erreur de jeunesse » dira-t-il ndlr], car alors proche de la SFIO de Guy Mollet, partisan de « l’Algérie française », Jacques Chirac doit alors accomplir ses obligations militaires avant de suivre les cours de l’ENA. Il rejoint l’arme blindée cavalerie et sort major de promotion à Saumur.

Qui plus est récemment marié, Jacques Chirac aurait pu se contenter d’un poste en état-major. Mais c’est l’action qu’il choisit, en faisant des pieds et des mains pour rejoindre l’Algérie, où il débarque en 1956, précisément dans le secteur de Souk-el-Arba, près de la frontière marocaine, où est déployé le 6e Régiment de Chasseurs d’Afrique [RCA].

« Pour moi, l’Algérie a été la période la plus passionnante de mon existence. On nous avait dit que nous étions là pour la bonne cause et nous ne remettions pas cela en question. Je savais qu’il y avait un gouvernement socialiste mais cela n’était pas, en réalité, mon problème à l’époque. Pour moi, contrairement à ce que l’on peut penser, ce fut un moment de très grande liberté et probablement un des seuls moments où j’ai eu le sentiment d’avoir une influence réelle et directe sur le cours des choses. Des choses modestes, quotidiennes, mais essentielles. Parce qu’il y allait de la vie d’hommes qui étaient sous mes ordres et donc, c’est le seul moment où j’ai eu le sentiment de commander », racontera M. Chirac, avant d’entrer à l’Élysée.

Selon les témoignages de ceux qui le côtoyèrent à cette époque, le sous-lieutenant Chirac passait pour être un officier courageux, dévoué, aussi autoritaire qu’attentif au bien-être de ses hommes et bienveillant à l’égard des populations locales.

À lire les bulletins de liaison de l’amicale du 6e RCA, on devine que le secteur de Souk-el-Arba et tout sauf tranquille, avec des accrochages souvent meurtriers, comme celui du 17 janvier 1957, quand un commando, sous les ordres de Paul Anselin, est tombé dans une embuscade tendue par un centaine de « fellaghas ». Les survivants ont alors échappé au sort funeste qui les attendait grâce au lieutenant Chirac.

« Nous n’étions plus que six encore en vie quand il est arrivé. Il avait pris sa décision en entendant les coups de feu, sans attendre les ordres, ce qui lui a valu pas mal d’ennuis par la suite. Que voulez-vous… Chirac n’a pas voulu rejouer Grouchy à Waterloo. Et je ne m’en plains pas! », racontera Paul Anselin dans les colonnes du Figaro Magazine. « Il était plutôt bon soldat que bon militaire, sachant conduire ses hommes mais toujours prompt à les défendre contre la hiérarchie ou à parer au plus pressé sans s’inquiéter de la bureaucratie », ajoutera-t-il.

À l’issue de ses 14 mois de service en Algérie, Jacques Chirac se serait bien vu rempiler… et faire une carrière militaire. Mais, comme pour son rêve de devenir capitaine au long cours, sa vocation sera de nouveau contrariée étant donné que le directeur de l’ENA ne manquera pas de lui rappeler qu’il avait déjà signé un engagement avec l’État. Puis, converti au gaullisme, et après être devenu haut fonctionnaire, il entre au cabinet de Georges Pompidou, alors Premier ministre.

Durant les années suivantes, Jacques Chirac n’aura pas eu l’occasion d’exercer des responsabilités ayant un lien avec le monde militaire. Pour autant, cela ne l’empêchera nullement de s’y intéresser, au point qu’il passera pour un « fana mili ».

Le gouvernement qu’il dirigea entre 1986 et 1988 [cohabitation avec le président François Mitterrand] décida, par exemple, l’achat d’avions de transport C-130H Hercules [pour 1,23 milliards de francs] et de quatre Boeing E-3 « AWACS ». Et les grands programmes d’armement [Rafale, porte-avions nucléaire, char Leclerc, missile M4, SNLE, etc] furent confirmés par la Loi de programmation militaire 1987-91.

« Les forces françaises seront dotées des systèmes d’armes modernes leur permettant de remplir de manière efficace leurs missions en coopération avec les forces de nos alliés [notamment 1.100 chars, 500 pièces d’artillerie, 8.000 blindés, 500 hélicoptères et 450 avions de combat en ligne] », précisa le texte.

Élu président de la République en 1995  [et donc chef des armées], Jacques Chirac ne tarda pas à se mettre quasiment tout le monde à dos en ordonnant la reprise des essais nucléaires à Mururoa. Il en fallait en conduire six pour collecter les données nécessaires au programme de simulation, qui a depuis pris le relai. Et les six furent effectués. Pas un de plus. En outre, il avalisa la décision de recentrer la dissuasion sur deux composantes [océanique et aérienne] et donc, d’abandonner les missiles Hades et S3.

Mais la réforme militaire emblématique des années Chirac reste la suspension de la conscription [mesure que beaucoup regrettent aujourd’hui, à en juger par les sondages] au profit d’une armée professionnelle censée être mieux équipée.

Les douze années passées par Jacques Chirac à l’Élysée auront été marquées par de nombreuses opérations extérieures. Comme dans les Balkans, où l’on retrouve, sans doute, le lieutenant de 1957 quand il ordonna la reconquête du pont de Vrbanja, pris par les Serbes de Bosnie de manière déloyale. Cet assaut est considéré comme étant la dernière charge « baïonnette au canon » de l’armée française.

« Le ton général d’avant était ‘il ne faut pas ajouter la guerre à la guerre’. On n’avait donc ni les capacités, ni les ordres pour réagir. Arrive un nouveau président de la République, Jacques Chirac, élu en mai. Il considère que la posture dans laquelle nous nous trouvons est une posture où nous subissons. Nous étions arrivés à un stade où le soldat était bafoué, humilié, mais nous n’avions pas les moyens politiques et militaires pour réagir. Or, arrive ce nouveau président qui nous dit : ‘Attendez, vous êtes quand même des soldats, vous êtes quand même pas des gars à prendre des coups sans réagir! », et il a tapé sur la table », résumera le général Hervé Gobilliard.

Lors de cet assaut, deux soldats français furent tués. « Les marsouins Amaru et Humblot sont morts pour une certaine idée de la France, une France qui refuse de s’abandonner à la fatalité et à l’irresponsabilité », déclara la président Chirac, lors de leurs obsèques.

Durant le mandat de M. Chirac, les armées furent engagées au Kosovo, en Côte d’Ivoire [où il ordonna de mettre hors d’état de nuire l’aviation du président Gbagbo, après le bombardement de Bouaké, en 2004], en Afghanistan, en République démocratique du Congo, en Centrafrique ou encore au Liban [opération Baliste].

Si, durant cette période, la France fut souvent impliquée militairement aux côtés des États-Unis, il en alla autrement quand le président Chirac s’opposa à la volonté de son homologue américain, George W. Bush, d’intervenir en Irak au nom de la « guerre contre le terrorisme ».

Cela étant, en matière de défense, M. Chirac s’attacha à défendre le budget des armées. Une tâche compliquée lors de la cohabitation avec Lionel Jospin qui, nommé Premier ministre après la dissolution hasardeuse de l’Assemblée nationale en 1997, considérait les crédits militaires comme une variable d’ajustement budgétaire.

« Le destin d’une nation ne tient pas seulement à ses performances économiques ou sociales, mais aussi à sa capacité à peser sur le cours des événements quand surgit la menace », lui fit remarquer M. Chirac, un an avant l’élection présidentielle de 2002.

Réélu et disposant d’une large majorité parlementaire, Jacques Chirac dut s’employer à nouveau pour défendre les crédits militaires, que lorgnait Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Économie. « Je décide, il exécute », lança-t-il le 14 juillet 2004. Cependant, un an plus tard, le profil bas du gouvernement lors du bicentenaire de la victoire d’Austerliz, le 2 décembre 1805 suscita une certaine incompréhension parmi les militaires.

Au niveau européen, M. Chirac et Tony Blair, alors Premier ministre britanniquent appelèrent, en 1998, lors du sommet de Saint-Malo, à doter l’Union européenne de moyens militaire « autonomes » et « crédibles ». Et de préciser que l’UE agira quand l’Otan « en tant que telle n’est pas engagée ». Depuis, cette ambition ne s’est pas vraiment matérialisée…

Enfin, en 2006, M. Chirac donna une dose de « flexibilité » à la doctrine nucléaire française en l’élargissant à « la garantie de nos approvisionnements stratégiques et la défense de pays alliés ». Et d’évoquer également un possible emploi de l’arme nucléaire contre les « dirigeants d’États qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous » ainsi que contre « ceux envisageraient d’utiliser, d’une manière ou d’une autre, des armes de destruction massive. »

Photos : SIPA

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