Pour la Cour des comptes de l’UE, le concept d’autonomie stratégique européenne est « vaste et flou »

Dans une analyse qu’elle vient de publier et qui dresse un constat quasi-clinique [.pdf], la Cour des comptes européenne ne cache pas son scepticisme au sujet de concepts dont il a été souvent question, ces derniers mois, en matière de défense européenne.

« Certains concepts tels que ceux d »autonomie stratégique’ ou d »armée européenne’ restent vastes et flous », assure, sans ambage, cet organe de contrôle. Et il y a plusieurs raisons à cela, malgré les ambitions affichées.

Pour rappel, selon la définition avancée par la Stratégie globale de l’Union européenne [SGUE], adoptée en 2016, l’autonomie stratégique est la « capacité à agir et à coopérer, chaque fois que cela est possible, avec les partenaires internationaux et régionaux, tout en étant capable de fonctionner de manière autonome où et quand cela s’avère nécessaire. »

Quant au concept d’armée européenne, il est compliqué de le définir. Comme l’a expliqué Florence Parly, la ministre française des Armées, utiliser cette expression « permet de faire comprendre que l’UE veut être en mesure d’assurer sa propre sécurité ». Mais pour d’autres, il s’agit de mettre sur pied, à terme, une « armée européenne fédérale », qui, en l’état actuel des choses, n’a aucune chance d’aboutir. En tout cas, c’est ce que souligne l’analyse de la Cour des comptes européenne.

« Les États membres de l’UE ne partagent pas tous la même définition de la ‘défense européenne’. L’absence de culture stratégique commune ou d’une même vision du recours à la force, à laquelle s’ajoute un processus décisionnel fondé sur l’unanimité, rend peu probable la possibilité que les États membres parviennent à un consensus pour déployer des forces militaires sur des interventions dans le haut du spectre. Certains experts estiment que, s’il était poussé trop loin, le concept d’armée européenne pourrait exacerber les divisions entre les États membres de l’UE », lit-on dans le document.

En outre, il faudrait réunir plusieurs éléments « clés » [forces permanentes financées par un budget commun, contrôle politique, chaîne de commandement, processus décisionnel, etc]. Or, souligne l’analyse de la Cour, cela impliquerait de « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres. »

D’autant plus qu’il ne suffirait pas de fusionner toutes les armées des pays de l’UE pour qu’une telle idée puisse devenir réalité. Certes, les dépenses totales liées à la défense des 28 États membres ont atteint un petit peu plus de 200 milliards d’euros en 2017, ce qui constitue le troisième budget militaire mondial. Et si l’on additionne les effectifs, l’UE aurait théoriquement la deuxième plus grande armée du monde, même après les réductions budgétaires de la dernière décennie. Dans le domaine de l’industrie de l’armement, l’UE se classerait troisième parmi les plus grands exportateurs… Mais seulement grâce aux résultats obtenus par une poignée de pays membre.

Cela étant, raisonner ainsi serait additionner des poireaux et des pommes de terre. Si cela peut faire une bonne soupe, cela n’en fait pas pour autant une armée efficace.

« Les capacités militaires des États membres sont également caractérisées par de nombreux doublons et une importante fragmentation, dont pâtit l’interopérabilité des forces armées européennes. En 2017, 178 systèmes d’armement différents étaient en usage au sein de l’UE, contre 30 aux États-Unis. La grande diversité des systèmes utilisés – et donc l’absence de normes techniques communes – nuit à l’interopérabilité des différentes forces armées en Europe », souligne la Cour des comptes européennes.

Évidemment, et au-delà des limites imposées par les traités européens concernant la Politique de sécurité et de défense commune [PSDC], cette « fragmentation » ne joue pas en faveur de l’autonomie stratégique européenne, dont le président Macron est l’un des plus ardents avocats.

« À l’heure actuelle, les États membres de l’UE sont loin d’avoir les capacités militaires nécessaires pour atteindre le niveau d’ambition militaire de l’Union », insiste l’institution européenne. Ainsi, selon une étude de l’Institut international d’études stratégiques [IISS] et de la Société allemande pour la politique étrangère [DGAP] qu’elle cite dans son analyse, « en partant de différentes hypothèses fondées sur le niveau d’ambition de l’UE, il existe d’importantes lacunes à combler dans tous les domaines en ce qui concerne les capacités et [que], souvent, moins d’un tiers des forces exigées seraient disponibles » et par conséquent, « l’autonomie stratégique européenne est limitée à l’extrémité inférieure du spectre opérationnel. »

Par ailleurs, derrière le concept d’autonomie stratégique, il y a l’idée que l’UE doit réduire sa dépendance à l’égard des États-Unis. Et on encore loin du compte.

En effet, s’ils devaient se défendre contre une agression militaire limitée dans s’appuyer sur les États-Unis, les États membres de l’UE alliés de l’Otan devraient « investir entre 288 et 357 milliards
de dollars pour combler les déficits capacitaires. »

D’où, d’ailleurs, l’importance de l’Otan pour bon nombre de pays membres de l’UE. Ces derniers n’ont en outre par la même perception des menaces et ne partagent pas une vision commune du rôle de l’Union européenne en matière de défense. Qui plus est – et c’est aussi un gros bémol à l’idée d’une « armée européenne » – ils ont des cadres institutionnels et des règles d’engagement différents tout en affichant des positions diverses et variées sur le recours à la force militaire.

Cependant, l’UE a lancé des initiatives pour renforcer cette autonomie stratégique, notamment avec l’examen annuel coordonné en matière de défense [EACD], la Coopération structurée permanente et le Fonds européen de défense [FEDef]. Si elle estime que ces mesures portent un « changement radical », la Cour des comptes européenne se veut prudente. « En ce qui concerne l’impact de ces nouvelles initiatives de l’UE et de la hausse rapide des dépenses qui les accompagne, plusieurs facteurs essentiels à leur efficacité ne sont pas encore réunis ou restent inconnus », estime-t-elle.

Ainsi, la Cour craint que le FEDef risque « de n’avoir aucune d’incidence concrète sur la compétitivité de l’industrie européenne de la défense, ni sur la création et le renforcement des capacités nécessaires », dans la mesure où il est susceptible d’être perçu comme une subvention aux PME dans les petits États membres ou comme un outil réservé exclusivement aux grandes entreprises dans les plus grands États membres. »

« La défense suppose de créer des capacités militaires réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle », a résumé M. Juhan Parts, Membre de la Cour des comptes européenne
responsable du document d’analyse. « Si des facteurs cruciaux pour la réussite et des objectifs clairs viennent à manquer, les initiatives actuelles de l’UE dans le domaine de la défense risquent de rester lettre morte et de n’aboutir à aucun résultat », a-t-il ajouté.

Pour qu’ils puissent être efficace, il faudrait, selon le document, réunir au moins quatre éléments : « existence d’un processus de planification efficace au niveau de l’UE », « participation des États membres », « incidence sur les besoins capacitaires réels » et « cadre en matière de gouvernance et d’obligation de rendre compte. »

Enfin, la Cour des comptes européenne met en avant un aspect souvent oublié alors qu’il est sans doute essentiel : la dépendance de l’industrie européenne de défense à l’égard des sous-composants spécifiques [généralement américains, avec les soucis que posent la norme ITAR] et des matières premières critiques [métaux rares, en provenance de Chine]. Ainsi, elle est « totalement tributaire des importations en provenance d’un petit nombre de pays tiers pour 19 des 39 matières premières critiques dont elle a besoin pour ses processus de production », est-il souligné dans le document. « Cette dépendance à l’égard de l’approvisionnement externe menace non seulement l’autonomie d’action des États membres de l’Union, mais également la compétitivité de l’industrie européenne de la défense », conclut-il.

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