Pour le transport aérien au Sahel, les forces françaises ont recours de curieux prestataires privés

Le 14 octobre 2017, un avion de transport AN-26, de la compagnie moldave Valan International Cargo Charter, s’écrasa peu avant d’atterrir à Abidjan [Côte d’Ivoire]. Quatre membres de son équipage y laissèrent la vie… Et des militaires français furent blessés. Et l’on apprit que cet appareil avait été affrété par la Task Force Sabre, c’est à dire le détachement des forces spéciales françaises déployé au Burkina Faso.

Cet accident mit en lumière les difficultés des forces françaises dans le domaine du transport aérien inter-théâtre, l’armée de l’Air manquant d’avions pour ce type de mission, en raison d’un sous-investissement chronique dans cette capacité au cours de ces dernières années. Seulement, les marchés attribués dans le cadre des procédures « d’externalisation » interrogent.

Dans son rapport pour avis sur les crédits de l’armée de l’Air pour 2019, le député Jean-Jacques Ferrara a ainsi évoqué « l’opacité » entourant ces marchés. Et, en mars dernier, la Cour des comptes a parlé « d’anomalies dans la passation et l’exécution des prestations » dans le cadre de ces externalisations.

S’étant déjà penché sur les conditions d’attribution des marchés d’externalisation relatifs au transport aérien stratégique [ce qui a donné lieu à l’ouverture d’une enquête par le Parquet national financier], le député François Cornut-Gentille s’est intéressé à l’affrètement aérien intra-théâtre. Et la lecture qu’il vient de remettre au nom de la commission des Finances a de quoi laisser pantoi.

« Le recours aux affrètements aériens vise à combler des déficits capacitaires patrimoniaux et alliés dont il convient cependant de relativiser l’ampleur physique. Les 6 marchés intra-théâtre mettent à disposition des forces deux hélicoptères lourds Mi-8, deux Antonov-32, quatre Beechkraft 1900D pour l’opération Barkhane ; un Antonov-26 et un Beechkraft C90 pour la force Sabre », commence par détailler le député.

Quatre sociétés se partagent ces 6 marchés. Ainsi, Daher et Dynami, qui représentent actuellement plus de 80 % de l’affrètement aérien au Sahel [pour Barkhane et Sabre]. Le reste revient à SNC Lavalin Logistique, filiale française de la société canadienne SNC Lavalin, et à Air Attack Technologies.

Premier souci : « Aucun des titulaires des marchés du transport tactique en BSS [bande sahélo-saharienne, ndlr] ne possède d’avion, ni n’emploie de pilotes. Tous ont recours à des sous-traitants », souligne M. Cornut-Gentille, pour qui le ministère des Armées, « en acceptant cette situation, favorise la constitution d’agglomérats de sociétés particulièrement complexes. »

En outre, poursuit le député, « derrière le nombre réduit et majoritairement français des titulaires de marché se cachent donc des organisations et entités parfois surprenantes. »

Ainsi, basée à Marignane, Air Attack Technologies, qui fournit des prestations à la TF Sabre, a recours à d’anciens pilotes des forces spéciales françaises, ce qui facilite les opérations. Seulement, ces derniers sont salariés par la société maltaise Shadow Aviation Solutions Ltd, filiale du groupe Shadow Group Holding Ltd, dont l’adresse du siège social renvoie à Tortola, dans les Îles vierges britanniques. Quant aux avions utilisés, ils sont loués [ou plutôt sous-loués] à d’autres entreprises…

Le cas de SNC Lavalin Logistique, qui loue des hélicoptères lourds de transport Mi-8 à Barkhane, est tout aussi surprenant. Cette entreprise n’a qu’une boîte aux lettres en France…

« Le groupe SNC Lavalin fait appel aux services de la société DÉCOLLAGE CONSEIL AÉRONAUTIQUE pour le représenter auprès des autorités militaires françaises. Tout est piloté depuis le Canada. […] La gestion opérationnelle du contrat est assurée par Expédition Aviation FZC, société basée aux Émirats Arabes Unis et dirigée par Roman Mileshko, ancien militaire Ukrainien. Les hélicoptères sont fournis et opérés par une société russe [PANH] et une société géorgienne [Avia Service LLC] », explique M. Cornut-Gentille. Difficile de faire plus opaque…

Attribuer des marchés dans le domaine du transport aérien à des entreprises qui n’ont ni pilotes ni avions pose des questions… Quel est l’état et d’où viennent les appareils loués [et sous-loués]? Qui sont les sous-traitants? Cela ne peut que susciter des interrogations sur le degré de sécurité non seulement pour les militaires français transportés mais aussi pour les opérations.

Cependant, le ministère des Armées a pris quelques mesures. En commission, M. Cornut-Gentille a ainsi cité un renforcement de l’encadrement juridique lors de la passation de ces marchés mais aussi des contrôles des appareils loués. Mais elles restent insuffisantes à ses yeux.

S’agissant du contrôle des aéronefs, il est assuré par un prestataire privé, à savoir OSAC [organisme pour la sécurité de l’aviation civile]. Visiblement, il fait bien son travail puisque c’est lui qui a déterminé que l’un des hélicoptères Mi-8 fourni par SNC Lavalin Logistique présentait un « risque grave » pour la sécurité des militaires qu’il devait transporter.

Cependant, relève le député, ce prestataire est une filiale du groupe Apave, dont l’actionnaire est l’association GAPAVE dont on ne connaît pas les membres. Ce qui pose « une petite difficulté sur une mission régalienne », estime-t-il, dans la mesure où l’on peut s’interroger sur de possibles conflits d’intérêts.

« Dans aucun autre État européen, une société à capitaux exclusivement privés n’est habilitée à assurer de telles missions de contrôle », fait remarquer le parlementaire dans son rapport. « Aussi, il convient de s’assurer de l’objectivité de l’OSAC dans sa mission. Cette objectivité repose sur sa structure capitalistique et sur ses personnels », insiste-t-il.

Cela étant, M. Cornut-Gentille a identifié deux autres risques. Le premier porte sur la confidentialité des opérations et des membres des forces spéciales.

« Selon plusieurs observateurs avisés […], il suffit d’un mois d’activité de transport aérien pour maîtriser les modes préparatoires et opératoires des forces. En transportant hommes et matériels sur la bande sahélo-saharienne, les opérateurs privés accèdent à des informations sensibles sur les opérations menées par la France. Ils sont également amenés à véhiculer des officiers supérieurs et généraux et des autorités politiques dont dépend l’engagement des forces sur le terrain. Aussi, la confidentialité revêt une importance cruciale dans l’exécution des marchés pour la sécurité des hommes et la réussite des opérations », écrit le député.

En outre, poursuit-il, « la protection de la confidentialité ne semble pas être la première préoccupation des prestataires privés habilités. » Et cela alors que « soumis à la réglementation de l’aviation civile et au droit des assurances, les opérateurs étrangers privés disposent ainsi de la liste nominative des passagers embarqués, aussi bien des forces conventionnelles que des forces spéciales dont l’anonymat est normalement imposé par un arrêté de 2011. »

Sur ce chapitre, on ne peut être qu’étonné que l’habilitation « confidentiel défense » soit renouvelée automatiquement pour la société Air Attack Technologies alors que son Pdg est inquiété par la justice pour trafic d’armes…

Pour M. Cornut-Gentille, il faudrait également intégrer le « risque réputationnel ».

« Comme toute activité contractuelle à forts enjeux financiers, les externalisations présentent un risque de malversations, de fraudes et d’abus qui peuvent nuire gravement aux forces et à l’État dans son ensemble. Contrairement à la France, ce risque est clairement identifié aux États-Unis », explique-t-il.

« La réputation de l’intervention des forces françaises peut être ternie même sans commission d’actes pénalement répréhensibles. Le profil passé et présent des titulaires de marché et de leurs sous-traitants doit être surveillé. S’il faut se prémunir d’accusation infondée à l’initiative de concurrents, la mise en cause d’une société ou de son entité mère par des organisations internationales [Banque mondiale, Nations unies, Union européenne] doit être considérée comme une vulnérabilité réputationnelle forte. Aujourd’hui, certains titulaires et sous-traitants en cours d’activité avec les forces au Sahel relèvent de cette catégorie, sans que cela n’émeuve outre mesure le ministère des armées », dénonce le député.

Ainsi, SNC Lavalin a été sanctionné par la Banque mondiale pour « complot visant à verser des pots-de-vin et à faire de fausses déclarations dans le cadre de la soumission à un appel d’offres pour des contrats financés par la Banque, et ce en violation des directives de la Banque mondiale concernant la passation des marchés. » Et, au Canada, le groupe fait l’objet d’enquêtes pour « fraude et corruption d’agents publics étrangers pour des actes commis en Libye entre 2001 et 2011 à hauteur de 48 millions de dollars canadiens et pour stratagème de corruption visant l’obtention du contrat de réfection d’un pont majeur de Montréal au début des années 2000. »

Tout aussi gênant : le cas de la compagnie arménienne SKIVA Air, sous-traitant du groupe Daher dans le cadre du marché de fret aérien depuis Gao au profit de Barkhane.

« Cette compagnie a fusionné en 2018 avec SOUTH AIRLINES, autre société arménienne, pour former MARS AVIA CJSC. Le nom de cette société apparaît en avril 2013 dans le rapport du groupe d’experts créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité des Nations unies et portant sur les violations de l’embargo sur les armes à destination et en provenance de la Libye », rappelle le député. Et, en 2011, le régime du colonel Kadhafi était toujours en place…

Pour mettre fin à cette opacité, M. Cornut-Gentille fait plusieurs recommandations qui relèvent du bon sens. Dans l’absolu, l’idéal serait de remédier aux déficits capacitaires de l’armée de l’Air en matière de transport aérien tactique et/ou d’acquérir une flotte d’hélicoptères lourds de transport.

Mais sur le plan pratique, le député propose la mise en place, par le ministère des Armées, d’un « pool de plusieurs sociétés susceptibles de répondre aux besoins des forces », via un « accord-cadre de transport intra-théâtre. » Ce dernier définirait plusieurs critères : avoir leur siège en France, être l’employeur des équipages [des réservistes opérationnels], être propriétaire de tout ou partie de la flotte d’aéronefs opérés et être habilitée confidentiel défense. Et, pour éviter tout risque, M. Cornut-Gentille parle « d’interdire aux forces spéciales de recourir aux externalisations de leurs moyens aériens. »

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