Bombardement de Bouaké : Trois ministres français échappent à des poursuites

Le 6 novembre 2004, la position occupée par des militaires français engagés dans l’opération Licorne, lancée deux ans plus tôt pour maintenir la paix en Côte d’Ivoire, alors en proie à une crise politico-militaire, fut bombardée par deux avions d’attaque Su-25 « Frogfoot » appartenant aux forces gouvernementales ivoiriennes.

Cette attaque coûta la vie à 10 personnes, dont 9 militaires français et un ressortissant américain. Ainsi, le RICM déplora la perte des adjudants-chefs Thierry Barathieu et Philippe Capdeville, du sergent-chef Francis Delon, du sergent Laurent Derambure et du soldat de 1ère classe David Decuypère. Le 2e RIMa perdit le caporal-chef Patelise Falevalu ainsi que les caporaux Emmanuel Tilloy et Benoît Marzais tandis que le 515e Régiment du Train fut endeuillé par la mort du brigadier-chef Franck Duval.

Les deux Su-25 en cause étaient pilotés par des mercenaires biélorusses et deux officiers ivoiriens, lesquels furent promus par la suite. Ces avions avaient été fournis aux forces de Laurent Gbagbo, alors président de la Côte d’Ivoire, par un intermédiaire français.

Immédiatement après cette tragédie le président Chirac ordonna à la force Licorne de détruire l’aviation ivoirienne. Ce qui fut promptement exécuté. Dans le même temps, les militaires français interpellèrent, à Abidjan, 15 techniciens aéronautiques russes, biélorusses et ukrainiens, impliqués dans la mise en oeuvre des deux Su-25. Mais l’affaire n’alla pas plus loin : ils furent remis, au bout de quatre jours, au Consul de Russie. Sur ordre de Paris, confiera, plus tard, le général Henri Poncet, qui dirigeait les opérations à l’époque.

Plus tard, 8 ressortissants biélorusses, dont les pilotes impliqués dans le bombardement de Bouaké, furent arrêtés au Togo. Et, à leur grande surprise, les autorités togolaises ne reçurent aucune réponse de la part de leurs homologues français, qu’elles avaient sollicitées pour savoir ce qu’elles devaient faire de ces prisonniers.

« Nous avons sollicité aussi le SCTIP [Service de coopération technique internationale de police, ndlr] et un autre canal au ministère de l’Intérieur. […] Devant l’attitude de la France, qui m’a beaucoup étonné, j’ai été amené à prendre des arrêtés d’expulsion » racontera François Boko, alors ministre togolais de l’Intérieur. Côté français, on fit valoir qu’il n’y avait aucune base juridique pour interroger les suspects. Ce que contestera David Sénat, ancien conseiller « justice » de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense au moment des faits.

Ayant hérité de cette affaire en 2012, la juge d’intruction Sabine Kheris s’est aussi interrogée sur l’inaction des ministres concernés qui étaient en poste au moment des faits, dont Michèle Aliot-Marie [Défense], Dominique de Villepin [Intérieur] et Michel Barnier [Affaires étrangères].

Dans une ordonnance rédigée en février 2016, la magistrate avait en effet considéré que « tout avait été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement » et que « la décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo a été prise à l’identique par le ministère de l’intérieur, le ministère de la défense et le ministère des affaires étrangères. »

En outre, rappelant que Mme Alliot-Marie est « docteur en droit et titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat » et que M. de Villepin est « avocat, licencié en droit et énarque », Sabine Khéris avait estimé « possible de dénoncer les faits en urgence au procureur de la République ou de l’aviser de la présence de ces pilotes au Togo. Un magistrat instructeur aurait été saisi en urgence et aurait délivré des mandats d’arrêt internationaux qui auraient permis d’appréhender en toute légalité ces pilotes. » Aussi avait-elle demandé la saisine de la Cour de justice de la République [CJR], seule habilitée à juger les actes des ministres dans l’exercice de leurs fonctions. Mais le procureur général, qui était Jean-Claude Marin à l’époque, s’était empressé de ne rien faire.

Finalement, son successeur, François Molins, décida de saisir de saisir la commission des requêtes de la CJR en janvier dernier. Cette dernière devait alors se prononcer sur l’opportunité d’ouvrir une enquête contre les trois ministres mis en cause pour « recel de malfaiteurs », « entrave à la manifestation de la vérité » et « non-dénonciation de crime ».

Mais l’affaire n’ira pas plus loin… En effet, selon une source judiciaire citée par l’AFP, la commission a considéré que l’inaction des ministres ne pouvait suffire à constituer « l’infraction de recel, que l’entrave supposait un acte positif, ici non démontré, et que la non-dénonciation impliquait de pouvoir prévenir ou limiter les effets du crime. » Et cette décision n’est pas susceptible de recours.

Connaîtra-t-on, un jour, les tenants et les aboutissants du bombardement de Bouaké? L’un des pilotes biélorusse et les deux officiers ivoiriens impliqués ont été renvoyés aux Assises, en janvier dernier. Mais le box des accusés sera vide…

« Malheureusement, ce sera une cour d’assises par défaut parce que pendant 14 ans, on n’a pas fait le moindre effort pour arrêter les coupables malgré tous les mandats d’arrêt qui ont été lancés contre eux. Mais ça, ce fut une volonté politique de l’époque », avait alors réagi Me Jean Balan, avocat des familles des militaires tués à Bouaké.

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